Werther enregistré par Bru Zane dans la version pour baryton
Comme de tradition pour les réalisations discographiques du label discographique du Palazzetto Bru Zane, les textes de présentation du livre-disque explicitent pleinement les contextes ayant conduit à l’enregistrement proposé. Sont ainsi rappelées les circonstances particulières dans lesquelles Jules Massenet, désespérant de trouver un ténor véritablement capable de répondre aux exigences vocales et dramatiques de sa partition, avait envisagé une version pour baryton à l’intention de Victor Maurel, créateur pour Verdi des rôles de Iago de son Otello et de Falstaff dans l’opéra du même nom. La version manuscrite de ce document semble avoir été perdue. Quelques années plus tard, une fois que la version pour ténor avait fini par s’imposer, c’est le baryton italien Mattia Battistini qui demanda à Massenet de reprendre son esquisse afin d’aboutir à une version dont il ne subsiste aujourd’hui que le report de la ligne vocale sur les partitions chant et piano retrouvées. Ce report, variable d’une partition à l’autre, ne correspond d’ailleurs pas toujours exactement aux enregistrements laissés par Battistini, lequel triompha dans le rôle de Werther à Varsovie en 1901, et l'année suivante à Saint-Pétersbourg et Odessa.
De nombreuses années plus tard, les barytons Dale Duesing, Thomas Hampson, Jean-Sébastien Bou, Ludovic Tézier et tout récemment Régis Mengus se sont également illustrés dans le rôle, dans cette voix plus grave. Les changements opérés ne modifient en rien, structurellement, l’opéra de Massenet, lequel a entièrement conservé son architecture et son orchestration originales. C’est surtout psychologiquement que la donne se voit considérablement modifiée, la transposition conduisant à la présentation d’un héros comme plus mature, moins fougueux et moins romantique, mais peut-être aussi plus intense dans la manière plus réfléchie dont il traverse les affres d’une passion davantage dominée et assumée. La transposition jette également un autre regard sur le contraste entre Werther et Albert, désormais deux barytons puisque le souhait de Massenet de réécrire pour voix de ténor le rôle du mari de Charlotte n’a jamais été suivi d’effets. Nul besoin de préférer à tout prix cette version pour baryton(s), il n’en est pas moins intéressant d’appréhender le nouveau regard qu’elle permet de porter sur le chef-d’œuvre de Massenet et sur le triangle amoureux qui lie les trois protagonistes du drame.
Il aurait été intéressant à ce titre d’entendre dans cette version du rôle-titre de l’opéra des chanteurs s’étant de par le passé essayés au rôle d’Albert. C’est ce qu’avait fait Thomas Hampson, l’Albert de la version discographique d’Antonio Pappano en face de Roberto Alagna (il aurait été passionnant de convier dans cette même voie Stéphane Degout en Werther). Le choix de Tassis Christoyannis correspond sans aucun doute à un souci de mettre en valeur la dimension mélodiste de l’écriture de Massenet, et de replacer le mot au cœur du drame. Plus qu’à une succession de pièces de bravoure, c’est bel et bien à un “récital de mélodies” qu’assiste l’auditeur, ce qui n’enlève rien, bien au contraire, à la profondeur du désespoir dans lequel est plongé le héros goethéen. Les quelques élans et les éclats auxquels se livre le protagoniste n’en sont que plus percutants. Ces qualités de narration et de diction se retrouvent également avec la Charlotte de Véronique Gens, qui justifierait à elle seule l’acquisition de cet enregistrement. Dans la tradition des Charlotte-sopranos (Victoria de los Angeles, Angela Gheorghiu et même Maria Callas pour le disque, Régine Crespin à la scène), elle montre elle aussi sa connaissance de l’univers de la mélodie française, tout en rappelant les talents de tragédienne dont elle a su faire preuve dans sa fréquentation de la tragédie lyrique française. Sa voix n’est d’ailleurs pas dénuée de la rondeur associée à certains timbres de mezzo, dont la tessiture lui convient ici comme un gant. Pour le rôle de Sophie, le choix d’une voix lyrique comme celle d’Hélène Carpentier fonctionne pleinement au troisième acte lors de la confrontation avec Charlotte, où pour une fois ces deux femmes se parlent et se comprennent (plutôt que de voir Charlotte face à un personnage à l’innocence quelque peu candide voire niaise, comme cela peut risquer de ressortir parfois avec les Sophie à la voix plus légère). En revanche, le vibrato excessif ne convient pas aux deux premiers actes et à la juvénilité du personnage. Thomas Dolié s’acquitte honorablement de son rôle d’Albert, faisant lui aussi montre de sa connaissance de l’univers de la mélodie, en dépit d’un vibrato un peu envahissant dans un tel contexte et d’un personnage qui aurait pu être davantage marqué. Les seconds rôles sont distribués avec un soin particulier et accompli comme avec le Bailli de Matthieu Lécroart, dont l’auditeur croque chaque syllabe tant la diction du chanteur est accomplie. Quatrième baryton de l’équipée, Laurent Deleuil interprète les deux rôles de Johann et de Brühlmann de sa voix joliment timbrée, le personnage de Schmidt étant quant à lui chanté, conformément aux notes facultatives écrites sur la partition de piano, par un ténor léger en la personne d’Artavazd Sargsyan, chanteur à la science toute rossinienne (qui mériterait des emplois plus développés).
Le choix du Zoltán Kodály Hungarian Choir School n'est pas des plus avisés au sein d’une distribution faisant la part belle au mot et à la qualité du français, mais il n’y a rien à redire sur la qualité musicale de la formation. L’Orchestre de la Philharmonie nationale hongroise, sous la baguette inspirée de György Vashegyi, propose une lecture analytique et dépassionnée de l’opéra de Massenet, une lecture qui fait la part belle au détail orchestral et à l’équilibre des timbres, et qui est en phase avec toute la mesure vocale que fournit le choix de la version pour baryton.