Deux Te Deum incandescents et surprises captés en miroir
Fort de leurs précédentes expériences d'enregistrements consacrés à Bach, Purcell, Rameau, ou encore les compositeurs vénitiens, ainsi qu’un portrait de tragédiennes baroques françaises avec Véronique Gens, Les Surprises s’attaquent à deux pièces de choix du tournant des XVIIe et XVIIIe siècles français, le célébrissime Te Deum de Marc-Antoine Charpentier (propulsé au hit-parade des pages classiques que chacun fredonne grâce au générique de l’Eurovision) et le fort moins connu Te Deum dit "de Lyon" d’Henry Desmarest, dont il s’agit ici du premier enregistrement mondial.
Le Te Deum de Charpentier H.146 (il en écrira six au total) a probablement été composé pendant qu’il était en fonction chez les Jésuites à Paris, pour célébrer la victoire des armées françaises à Steinkerque aux Pays-Bas espagnols le 3 août 1692.
Les circonstances de la composition du Te Deum dit "de Lyon" de Desmarest sont plus mystérieuses. D’après Michel Antoine et Catherine Cessac, spécialistes du compositeur, l’œuvre a probablement été donnée en août 1725 en Lorraine, pour fêter le passage de Marie Leszczynska, qui s’arrêta à Verdun lors de son trajet pour aller épouser Louis XV à Fontainebleau le 5 septembre, et qui d’après les sources “y entendit un Te Deum en musique et un Motet composé exprès”, certainement avec un Nisi Dominus aujourd’hui perdu.
Bénédicte Hertz, du Centre de Musique Baroque de Versailles, nous explique parfaitement la spécificité du genre en préambule du livret du CD : "Le Te Deum constitue la manifestation la plus éclatante des cérémonies de réjouissance publique du royaume de France aux XVIIe et XVIIIe siècles. Cette hymne sacrée, associée dès le règne de Louis XIII à la monarchie, exploite deux ressorts essentiels à la politique du souverain : la glorification et la crainte. Mise en musique sous la forme d’un motet à grand chœur, solistes et orchestre, elle accompagne les célébrations civiles, militaires ou religieuses, à la cour, à la ville et dans les principales villes du royaume : naissances et mariages princiers, guérisons, victoires, sacres, jubilés, intronisations d’une abbesse ou d’un évêque, canonisations... [...] La liesse se décline avec pompe et magnificence, au travers de processions, d’offices religieux, de spectacles de pyrotechnie, de fontaines à vin et d’illuminations des façades."
C’est donc peu dire qu’il s’agit d’un genre à part entière, forcément grandiose et écrit pour marquer les esprits. C’est bien ainsi que l’entend Louis-Noël Bestion de Camboulas, qui offre d’emblée avec ses musiciens une pâte homogène et brillante, très lisse et rutilante mais toujours soignée et élaborée. Dès les premières mesures, la vivacité des cuivres et la virtuosité des percussions frappent l’oreille, et dans ce matériau éclatant et aérien se fondent des cordes chaleureuses et souples, avec des bois caressants et suaves.
L’auditeur est également rapidement saisi par la couleur fluide et compacte du chœur, qui gratifie tout au long des deux œuvres d'un éventail de couleurs étoffé, des nuances à propos et bien amenés, sans jamais tomber dans un excès d’agressivité ou de dolorisme, alternant la flamboyance des grands ensembles, à la solennité limpide, et des moments suspendus de méditation spirituelle et d’intériorité comme le Tu ad liberandum du Te Deum de Desmarest, voire de supplication poignante dans le Te ergo quaesumus de cette même œuvre. La capacité des chanteurs à empiler les strates de son dans les ensembles vifs sans surcharger le rendu et en laissant toujours les entrées bien audibles est un des atouts majeurs de cet enregistrement.
Un plateau de solistes vient servir ce disque (présenté dans une pochette qui accroche l’œil de ses tons orange feu, peut-être pour souligner le côté flamboyant des Te Deum).
Jean-Christophe Lanièce ouvre le bal de son baryton ample et coloré, avec une déclamation très articulée et des aigus chatoyants et toujours souples.
François Joron signe ses solos de Taille de sa voix franche et droite, avec de beaux reflets argentés. Il choisit de bannir tout vibrato, ce qui rend son phrasé quelque peu statique.
Clément Debieuvre déploie son timbre frais et clair de Haute-Contre à la française, enrichissant des interventions d’une couleur fragile et délicate très touchante, mais sait aussi faire montre d’une assurance virile dans le Fiat misericordia.
Jehanne Amzal, le premier Dessus, délie avec un souffle régulier des phrasés sensibles et laisse ses attaques rectilignes s’épancher en un vibrato plus lyrique qui emporte les apothéoses de ses soli, notamment son Quos Pretioso Sanguine alangui et enivrant.
Eugénie Lefebvre, en deuxième Dessus, possède un instrument plus corsé et fruité que sa collègue, au médium fourni, et offre des phrases charnues et rondes de son timbre chaleureux.
François-Olivier Jean sert ses soli de Taille d’une voix franche et très canalisée, alternant légèreté dans les vocalises rapides du Aeterna fac avec un son plus entier dans ses interventions lentes.
Enfin, David Witczak joue avec ses registres bien distincts et maitrisés, passant sans encombre du bas médium sombre et compact à des aigus clairs et légers, dans le Miserere nostri de Desmarest.
Les Surprises défendent avec âpreté et fougue ces deux œuvres en miroir, à la fois semblables et éloignées, par une musicalité intransigeante et une grande générosité de son et d’articulation, de la première à la dernière minute de ce copieux programme.