Rigoletto mené à bout de souffle à Stockholm
Tout réside dans les détails pour ce nouveau Rigoletto de l’Opéra Royal de Stockholm mis en scène par Sofia Jupither, qui vise plutôt les fauteuils d’orchestre que la galerie. La cour ducale se distingue par la grande table des courtisans et un énorme tableau : « Christ aux Limbes » d’après Jérôme Bosch, un cadre visuel qui reviendra démoli au deuxième acte. Pour le deuxième tableau ainsi que le dernier, les spectateurs se trouvent face à des murs simples (en briques ou en train de s’écailler). Avec ces décors d’Erlend Birkeland, les costumes légèrement intemporels (ou plutôt pluritemporels) de Maria Geber sont renforcés par les lumières d’Ellen Ruge. Rigoletto porte un corset, la suprême image de la correction imposée et de son état à bout de souffle : le mot « affanno », omniprésent dans les livrets d’opéra italiens, porte le double sens du souffle court d’une part, de l’anxiété et de l’angoisse de l’autre. Le monde où se déroule l’action ne laisse guère respirer le personnage-titre, influençant inévitablement son approche envers sa fille Gilda (qui ne connaît même pas son nom). Or, c’est elle qui réussit à voir clair dans son jeu, à être une autorité solide et c’est elle qui doit le conforter (et non l’inverse) dans le deuxième acte.
Le chef niçois Lionel Bringuier présente une lecture de la partition verdienne avec peu de coupures, aussi inhabituelle qu’elle est simple. Ses tempi sont stables et généralement rapides, mettant en valeur les variations dans l’accompagnement orchestral, ciselant les rythmes inquiétants en contretemps et les subtils changements d’orchestration. Bringuier s’abstient de la « romantisation » de la musique, exigeant alors beaucoup des chanteurs : au lieu de phrases languissantes et altières, l’interprétation vocale se démarque par des attaques directes et un rare respect du staccato (détachement des notes) sans empêcher l’enchantement du rubato (prise de liberté rythmique volontaire) du phrasé de Gilda.
S’ajoutant aux chœurs de la maison la distribution offre des prestations solides dans les rôles secondaires : Anton Eriksson (Marullo), qui dirige l’enlèvement de Gilda avec son jeu actif, la Comtesse Ceprano (Emma Vetter) qui incarne l’anxiété d’une cour à la merci du tyran libertin, ainsi que le page (Ella Morin) décidément excité par le Duc et Susann Végh en Giovanna, la gouvernante de Gilda, dont la présence dramatique s’augmente de son jeu de regards. Kristian Flor prononce en clopinant la malédiction du Comte de Monterone d'une voix puissante et équilibrée avec le pathos d’un Amfortas. Quant aux incontournables antagonistes Sparafucile et Maddalena, les spectateurs apprécient la manière crédible par laquelle John Erik Eleby suscite la peur en Rigoletto au moyen du timbre obscurci de son baryton qu’il mène vers une diction directe et quasi-parlée, ainsi que l’instrument plein de Katarina Leoson, sa sœur à la fois fière et honnête et contribuant grandement à l’accomplissement du sort fatal.
Souffrant d’une infection des amygdales, le ténor italo-américain Leonardo Capalbo donne corps et voix au Duc de Mantoue. Son jeu à grands gestes, son italianità, est dans son élément au dernier acte, où il émet ses décrets avec la même confiance qu’à la cour. Jouant un double jeu en tant que personnage public et épave dans la vie privée, son chant se caractérise ce soir-ci malheureusement par une intonation trop basse et par un phrasé haché. En revanche, Ida Falk Winland peint un développement émouvant du personnage de Gilda, de la fille à la fois incarcérée et énamourée à la femme qui intervient pour changer le cours du drame. Vocalement, elle possède un instrument quelque peu lourd et floral, sans pour autant manquer les suraigus cristallins réclamés par le rôle. Démonté étape par étape, le trajet vers l’effacement de soi lors du dernier acte s’accomplit également à travers un chant de plus en plus dramatique, voire mélodramatique, jusqu’à la note finale haletante.
Karl-Magnus Fredriksson, habitué de l’Opéra de Stockholm depuis une vingtaine d’années, dispose en Rigoletto d’un baryton lyrique qui lui permet de varier les facettes : les aigus attaqués à pleine voix ou en susurrant, une légèreté du phrasé dans tous les registres ainsi qu’une palette sonore qui comprend presque toutes les expressions imaginables du rôle. Fredriksson taille les plus fines nuances de son personnage : les changements délicats entre effroi et froideur émotionnel, la vaine quête de secours et de compassion à la cour (dramaturgiquement reflétée dans la scène finale), ou l’orgueil absolu avant la chute tragique, chanté doucement, contre le sens textuel : « Oh, come in vero qui grande mi sento! » (Ah, comme je me sens grand ici en vérité !).