Satyagraha : Gandhi à Gand, répétitions mystiques
Cette production signée et chorégraphiée par le flamand d’origine marocaine Sidi Larbi Cherkaoui à Bâle en 2017 confirme sa passion du vivant et de la sage dépossession à l'Opera Gent sous la baguette de Koen Kessels, offrant à entendre la première composition de Philip Glass pour grand orchestre symphonique.
Entre audace visuelle et classicisme musical, le résultat est au carrefour des genres, complexe et surprenant. Presque pas de décor, sauf quelques panneaux et cordages : tout se meut sans interruption, des sols aux drapés de lins bleus et ocres, jusqu’aux chorégraphies des chanteurs et danseurs. Dépossession, ascétisme et surtout frénésie humaine sont à la mesure des rues indiennes. Par répétitions des gestes mystiques, le visuel devient une respiration scénique à la mesure des airs entêtants et cycliques de Philip Glass.
Le texte sanskrit est chanté mais aussi comme dessiné à la main par les interprètes, accentuant le sémaphore universel du propos : une étreinte de vérité dans une trilogie de portraits et d'âmes à travers l’histoire (Leon Tolstoï qui inspirait Gandhi, Rabindranath Tagore qu'il admirait, et son successeur spirituel Martin Luther King Jr.), le discours est pourtant à taille humaine mais la pièce semble difficile à porter pour le casting du Vlaanderen.
Les gestes du mouvement perpétuel sont maîtrisés, mais dans un déplacement continu des voix et des corps, les chanteurs sont dans une performance non-stop qui se confronte à la lisibilité du fil dramaturgique et surtout musical -pourtant limpide de Philip Glass. L’angoisse et la frénésie sur le plateau sont aussi dans le regard de certains chanteurs quelque peu dépossédés de leur mantra mystique, qui exige une concentration intense.
C’est en effet dans le mantra opératique que réside tout l'enjeu de Satyagraha, entre dématérialisation du soi et quête d’une mélodie parfaite. Malgré une distribution inégale, certains l’atteignent avec brio comme la soprano Tineke van Ingelgem que le public bruxellois a suivi cette année dans des productions mémorables (La Flûte enchantée, le Te Deum de Bruckner) qui assure encore une fois un jeu juste et précis (en Ms. Naidoo), une voix acidulée, tempérée et finement élégante. La mezzo-soprano canado-tunisienne Rihab Chaieb impose avec fraîcheur la maîtrise de sa voix, dans le plaisir du jeu et l'élégance redoutable de Kasturbai (l'épouse de Gandhi). Autre rôle féminin incarné avec brio, celui de Miss Schlesen par la japonaise Mari Moriya, à la pétulance d’une voix claire, assumée, ronde, et racée.
Justin Hopkins campe un Lord Krishna réfléchi et magnanime avec beaucoup de maîtrise et de profondeur vocale pour sa part. Sa présence scénique est noble, concentrée au service de la musique de Philip Glass. Appuyées, sombres et rondes, les notes parlées du sanskrit sont portées par les mains bleutées du dieu indien.
Plus présent, appuyé et vif, le survolté Robin Adams s’offre de puissance dans le rôle d’un Mr. Kallenbach profond et énergique. Le baryton, torse bombé tire vers une fanfaronnade vigoureuse en décalage avec le mysticisme de la pièce. Surprenant mais assumé, Robin Adams s’offre un rôle à la mesure de sa voix, aiguisée et profonde, surtout puissante. Remarquée par sa voix chaude et son aisance scénique, Raehann Bryce-Davis affirme un mezzo de caractère dans le rôle de Ms. Alexander, affable et généreuse. Une performance pleine de vie et dynamique qui redonne du souffle à ses partenaires de scène.
L’aisance de jeu semble en revanche difficile chez Peter Tantsits et son difficile rôle principal de Gandhi. Habillé de blanc, le chanteur paraît à la peine, notamment sur des solos proches d'un chant récitatif, dématérialisé vers l’effacement. La voix esquisse pourtant des aigus au potentiel puissant et acidulé, mais elle demeure souvent austère.
Le Chœur de l'Opéra Ballet de Flandre, véritable protagoniste de la pièce, renforce le mouvement global, tant sur le plan sonore que visuel. L’investissement des voix soutient aussi le mouvement scénique et vise à rapprocher quelque peu l'écart entre les lenteurs orchestrales et la rapidité des danseurs. La fosse, pourtant d'une grande justesse, verse la maîtrise répétitive de la partition dans un esprit uniformément méditatif et bouddhiste, contribuant certes à la recherche d'une paix non violente, mais irénique jusqu'aux accords aplanis.