L’Enlèvement au Sérail : drame féministe dans un Döner Kebab de Compiègne
La scène est composée de manière plutôt froide, tout y est blanc, des gradins qui ferment l’espace en fond de scène, aux six sièges plus en avant qui servent aux chanteurs, en passant par les écrans de différentes tailles qui surplombent l’ensemble. Une broche côté cour fait griller de la viande de Döner Kebab.
La mise en scène, de la même manière, est minimaliste, ainsi, les chanteurs ne jouent-ils que très peu et offrent-ils plutôt des interprétations sobres, souvent statiques entrecoupées de moments où le texte est parlé de manière presque désincarnée derrière les quatre micros en avant scène. Le spectateur est de ce fait libre de porter son attention sur les écrans suspendus où se déroule l’action de l’opéra sous forme de vidéos tournées sur des plages du Nord de la France avec Camille Tresmontant, Sophie Desmars, Jeanne Crousaud, Joseph Kauzman, Nathanaël Tavernier et Haris Haka Resic : les artistes lyriques de la soirée.
L’histoire, transposée de nos jours, se passe sur le littoral français où Selim, joué par le comédien Haris Haka Resic dont la prononciation du français rend parfois difficile la compréhension du texte, séquestre Constance et Blonde dans son Döner Kebab avec l’aide de son employé Osmin.
Le livret est modernisé, les parties jouées dites en français et les sur-titres adaptés d’une manière qui peut parfois interroger. Aussi, à la fin de l’air d’Osmin « Ces aventuriers infâmes » (Solche hergelauf'ne Laffen) interprété par la basse Nathanaël Tavernier, les spectateurs peuvent-ils lire « électrocuté au tazer, fusillé par un drône », au lieu de « décapité, pendu, empalé » dans les traductions habituelles. Le chanteur, par ailleurs révèle une voix profonde et puissante, bien projetée, qui domine l’orchestre même si les vocalises dans cet air ne sont pas parfaitement distinctes. Son articulation de l’allemand est claire et précise dans les graves tandis qu’à partir de ses hauts médiums, les voyelles sont assombries si bien que le son est plus en bouche et perd de son tintement. La jeune basse partage plus tard le trio « Sauvez vous ! Scélérats ! » (Marsch, marsch, marsch! Trollt euch fort!) avec Camille Tresmontant et Joseph Kauzman. Les trois hommes, d’une justesse et d’une musicalité exemplaire, tiennent un des rares moments du spectacle où l’interprétation, la tension et l’énergie prennent une véritable ampleur sur scène.
D’autres curiosités viennent s’insérer dans cette ré-écriture, rendant parfois les personnages moins consistants, amenant le registre (et l’époque) de la langue à fréquemment changer pour un même personnage, passant de la vulgarité (« Ah merde il est là », Pedrillo dans l’Acte III ; « garce virulente », Selim dans l’Acte II), aux expressions datées (« Pauvre hère », Pedrillo dans l’Acte II) et aux références bien actuelles (« hashtag balance ton porc », « Aussi bête que Trump », Blonde dans l’Acte II).
La soprano Elisa Cenni prend le rôle de Blonde à la dernière minute en remplacement de Jeanne Crousaud (souffrante). Dans « Soumis, galant, sincère » (Durch Zärtlichkeit und Schmeicheln), sa voix est nuancée, suffisamment projetée, au timbre velouté et au suraigu cristallin. Ses graves sont également étonnamment audibles et timbrés, ses piqués aigus mezzo piano et piano dans « Et bien te laisse un instant » sont précis. Bien qu’obligée de lire son texte, elle fait un effort d’interprétation conséquent, notamment lorsqu’elle tient tête, en femme forte dans l’Acte II, à un Osmin dont la misogynie est exacerbée. Elle sait riposter avec fierté, témérité et une certaine violence à chacune de ses insultes et finit par affirmer que « c’est aux femmes de régner ».
Le ténor léger Camille Tresmontant, en Belmonte, a une voix claire au timbre agréable quoique parfois légèrement nasal. Il montre son agilité et sa précision dans l’air « Constance ! Constance ! Je vais voir tes charmes » où il parvient à trouver un bel équilibre avec l’orchestre – ce qui n’est pas toujours le cas, sa jeune voix manquant encore de puissance et d’ampleur. Malgré son état de santé, le ténor Joseph Kauzman tient à assumer son rôle de Pedrillo et compense le manque temporaire d’ampleur de sa voix ce soir par une présence scénique forte et une articulation plus que soignée.
La soprano légère Sophie Desmars interprète le personnage de Constance dont les airs sont très souvent dans la partie la plus délicate de sa tessiture. Si les quelques vocalises de « Loin de l’objet de ma tendresse » sont réalisées avec justesse et rapidité en lui permettant de déployer ses hauts médiums et ses aigus sonores et agiles de colorature (quoique parfois stridents), ses bas médiums et ses graves pâtissent d’une nasalité prononcée et sont parfois complètement couverts par l’orchestre. Son articulation est perfectible et il est des moments, comme dans « Traurigkeit word mirzum Lose » (La tristesse ne me quitte plus) où sa gestion du souffle est à ce point déséquilibrée qu’elle semble retenir le son et l’empêcher d’aller vers le public.
Julien Chauvin propose un travail minutieux avec Le Concert de la Loge qu’il dirige depuis son violon. Majestueux, énergiques et impliqués, les musiciens sont appliqués, en parfaite cohésion et ne font pas de concession à la partition qui, elle, demeure inaltérée et sert de repère, de point d’ancrage.