Göteborg embarque dans le Ring
L’Anneau du Nibelung se présente comme un travail en cours : sur un plateau grisâtre, tournant, avec des escaliers roulants, sept figurants à tout faire (« les narrateurs ») mènent le drame en direction du désastre global (climatique) provoqué par la main de l’homme. Les décors ont déjà commencé à être assombris à la fin de cet Or du Rhin et ils seront « recyclés » au fil de la production du cycle wagnérien (voir notre reportage sur cette production en quête de solutions écologiquement durables pour reconsidérer l’empreinte laissée sur la nature par le théâtre). Visant davantage les nouveaux spectateurs plutôt que les initiés au rituel wagnérien, Langridge met en avant la nécessité de bien comprendre l’intrigue : ceux qui parlent sont mis au centre, les autres souvent à la périphérie, dans une direction d’acteur plutôt statique qui adopte une approche très personnelle des indications musicales de la partition, alors qu'elles doivent guider le mouvement et l'action scénique (ainsi que les nombreux « Leitmotive » : thèmes musicaux répétés), à l'inverse du mouvement initial évoqué par les projections spectrales d’une foule traversant la scène et par l’incarnation de l’Or du Rhin, ingénieusement dansée par Sara Suneson et chorégraphiée par Annika Lindqvist.
L’Orchestre de l’Opéra de Göteborg sous la baguette d'Evan Rogister démontre la pleine forme de ses cordes profondes et le tonnerre de ses forte (bien que les cuivres manquent parfois de précision et de noblesse), offrant un équivalent sonore à la mise en avant visuelle. Rogister évoque éloquemment l’intensité dramatique en accentuant ostensiblement les contrastes et les Leitmotive clés, souvent à l’aide de pauses générales prolongées. Toutefois, il se focalise souvent sur un élément à la fois (comme d’ailleurs la mise en scène), alors que la texture orchestrale devrait déployer sa polyphonie, faite de transitions fines et de passages qui ne sont qu'apparemment réguliers. Les choix de tempi contribuent à de belles atmosphères sonores, triomphantes et sereines, allègres et funestes.
Le soprano clair et noble de Mia Karlsson (Woglinde), l’avidité et la sensualité de Frida Engström (Wellgunde) et la splendide alternance entre séduction et moquerie de la gazouillante Ann-Kristin Jones (Flosshilde) contribuent au trio des Filles du Rhin, autant insouciant que mélancolique. Leur prétendant Alberich (Olafur Sigurdarson) trahit d’abord une maladresse scénique, mais révèle avec le temps un baryton wagnérien : ses ordres puissants communiquent sa démesure et son désespoir, trahi et ruiné, voire avec un attribut « wotanesque » qui accentue l’analogie entre les deux personnages (un parallèle intensifié par la mise en scène). Daniel Ralphsson amuse d’abord en Mime, son frère, mais ne réussit pas à dépasser la seule expression et dynamique dont il se sert.
Dans le déni et face aux outrages, Anders Lorentzson (Wotan) surjoue quelque peu ses rires moqueurs envers Alberich, mais son personnage est crédible et humain. La scène finale voit se développer pleinement la force de son baryton-basse dont la nouvelle expression émotionnelle et élégiaque anticipe la tragédie à suivre dans La Walkyrie. En Erda, Déesse-mère de la Terre, Hege Høisæter valorise le côté humain, apparaissant devant Wotan en robe et cheveux argentés. Munie d’aigus clairs et nobles, de graves au bord des larmes, elle tient fermement son chant dense et son phrasé intense. Katarina Karnéus suscite d’emblée un nouvel intérêt dramatique pour Fricka, un rôle souvent dédramatisé dans L’Or du Rhin. Elle fait rebondir son discours récitatif sur la texture orchestrale, mettant au jour son éloignement face aux musiques de son époux, pour ensuite adopter son langage onirique sans perdre en irritation. Cette acuité émancipée, qui préfigure la deuxième partie du Ring, est hélas diminuée par la direction d’acteur (qui fait ensuite d’elle une femme intéressée par les bijoux). Sa sœur Freia (Carolina Sandgren) exhibe, comme Karnéus, un talent naturel pour le mouvement et la gestique, suscitant une forte compassion pour son destin de par sa présence et son abord drastique.
Parmi les autres dieux, le Donner furieux et engagé de Mats Persson contraste par son utilité rare avec le Froh de Tomas Lind, dont la confiance d’un ténor italien donne une raison d’être comique à un personnage d’une importance limitée pour l’intrigue. Les deux géants impressionnent et se distinguent par leurs timbres différents mais aussi bien projetés : Henning von Schulman en Fasolt avec la tendresse du frère enamouré, et Mats Almgren en Fafner, astucieux et urgent.
Enfin, le Loge de Brenden Gunnell évite la caractérisation comique et exagérée en faveur d’une variation de couleurs selon le destinataire de son discours (malgré une palette dynamique limitée). Impulsif ou méthodique, ce moteur de l’intrigue stupéfie par son phrasé rythmé qui donne même l’impression de décider le tempo dramatique, jusqu’à ses derniers mots, qui font ressentir le sérieux de sa colère et de sa haine, d'avoir été exploité et laissé en dehors du plateau tournant, du cercle divin ainsi que du cycle wagnérien appelé à se poursuivre au cours des prochaines saisons.