Rare Tarare sous les ors de Versailles
La rivalité entre Salieri et Mozart a fait couler beaucoup d’encre. Avec Les Noces de Figaro (1786), le second tenait son Beaumarchais : le premier se devait d’avoir le sien, et ce fut chose faite dès 1787 avec Tarare, créé cette fois en français, à Paris, sur un livret de Beaumarchais lui-même (la finesse des rimes et la musique des mots s’en ressentent). Bien que rarement joué aujourd’hui, Salieri, pour être considéré comme un rival de Mozart, ne pouvait être sans talent. Aussi la partition revêt-elle une subtile richesse et une passionnante caractérisation musicale des personnages. Pour cette version concert donnée à l’Opéra Royal de Versailles, Christophe Rousset tient la baguette avec vivacité et vélocité devant ses Talens Lyriques. La sonorité acidulée des cordes frétillantes se complète des cuivres vaillants (même si les trombones semblent trouver le temps long entre deux interventions). Les percussions appuient sur les contretemps des cors afin de rythmer une musique déjà vivace sans en accélérer le tempo. De leur côté les Chantres du CMBV offrent une grande richesse de timbres et une diction soignée, mais manquent de précision dans les attaques.
Annoncé malade, Cyrille Dubois tient le rôle-titre sans rien en laisser paraître (à part un aigu légèrement fatigué à la fin). Fléchi sur ses jambes dans un investissement total de son personnage (bien aidé en cela par son détachement de la partition), il dévoile sa voix claire et chaleureuse, impétueuse dans ses élans guerriers, ainsi que le phrasé précis et souple qui lui est si particulier. Déjà face à lui dans Les Horaces il y a deux ans, Jean-Sébastien Bou prend un plaisir manifeste à jouer le benêt et colérique Atar (il adopte d’ailleurs un air bougon dès qu’il est désigné tyran par la Nature). Très nuancé, il sait se faire mielleux (en voix mixte) pour séduire Astasie, jubilant lorsqu’il apprend les souffrances de Tarare, désespéré lorsque ses plans s’effondrent ou tonnant lorsque la colère le gagne. Son goût (et son talent) pour le théâtre s’observe à la manière dont il déguste chaque mot et s’épanouit dans l’outrance. Toujours, son timbre est lumineux et structuré.
Judith van Wanroij chante La Nature de sa voix tranchante au timbre pur et dur et au vibrato intense et rond. Son accent fleuri fait parfois regretter l’absence de surtitres, mais les intentions théâtrales la compensent : elle exprime avec espièglerie sa position de marionnettiste manipulant les humains. Plus tard, en coquette Spinetta, un sourire narquois illumine son visage et sa voix, exposant un talent comique certain. Bien-aimée de Tarare, Astasie est incarnée par Karine Deshayes dont le timbre profond et soyeux nourrit une voix douce dans le médium, mais tranchant dans l’aigu. Dans sa robe argentée brillant de mille feux, elle vit la musique aussi bien durant ses interventions que lorsqu’elle s’assied à jardin pour écouter ses collègues.
Enguerrand de Hys hérite du rôle de Calpigi, personnage d’intrigant si cher à Beaumarchais. S’il manque de malice dans son jeu pour exalter tout le potentiel comique de son personnage (bien qu’il décroche régulièrement les éclats de rire de Benoît Dratwicki, le Directeur artistique du CMBV qui coproduit le spectacle), il tient une voix légère au timbre riche et ensoleillé, légèrement pincée pour exprimer l’ironie. Bien que sa diction soit déjà impeccable, Tassis Christoyannis semble détaché dans le prologue en Génie du Feu, être des profondeurs dont les aigus vacillent, mais est bien plus investi (ce qui se ressent vocalement) en grand prêtre Arthénée. Son timbre est alors à la fois ténébreux et clair, son chant modulé et son souffle long.
Dans leurs divers rôles, Jérôme Boutillier et Philippe-Nicolas Martin ont chacun leur tour de force, un récit enflammé en Urson pour le premier et une provocation bravache en Altamort pour le second. Boutillier offre une voix bien couverte qui cisèle le récit du duel entre Tarare et Altamort d’une diction parfaitement compréhensible. Martin offre un timbre enveloppant et charpenté. Si sa projection manque d’éclat dans sa première intervention, il se montre bien plus autoritaire par la suite, affichant un port de voix d’une grande noblesse.
Le public d’abord timide (Christophe Rousset devant même faire la claque à la fin des premiers actes pour déclencher des applaudissements) voit son entrain grandir au fur et à mesure de la soirée jusqu’à des saluts enthousiastes.