La Traviata, poignants fantômes et puissants mirages au Théâtre des Champs-Élysées
« Nous
sommes de l'étoffe dont sont faits les rêves » Cette
sentence célèbre de Prospero (Shakespeare, La Tempête) est
évoquée par Deborah Warner pour présenter la nouvelle production
de La Traviata qu'elle met en scène cette saison au Théâtre des Champs-Élysées. De fait, c'est bien ce à quoi invite le
spectacle : un parcours parmi les rêves et fantômes, mirages
et souvenirs de Violetta Valéry.
Dès le prologue, Violetta entre en scène : malade, sans doute mourante, elle s'approche de la fosse d'orchestre, regarde la salle et les musiciens. La musique qu'elle semble écouter, qui peut-être émane d'elle, annonce les fêtes à venir, tout en donnant à entendre de sinistres présages. Dans un retournement spectaculaire, un double surgit d'un lit d'hôpital, où un drap blanc étendu à la manière d'un linceul le tenait caché : c'est la Violetta pleine de vie et de sensualité qui a connu tant de succès dans les salons parisiens, vêtue non plus d'une blouse blanche, mais d'une robe de soirée d'un rouge vif, signe d'ardeur et de passion. Cette Violetta en couleur chante, incarnée par la soprano Vannina Santoni, tandis que l'autre, toute de blanc vêtue, jouée par Aurélia Thierrée, demeure muette. On comprend ainsi que Violetta, au seuil de sa vie, se remémore et revit ses dernières années.
Quelques robes des années 1940 ou 1950 aux reflets nocturnes et chatoyants (costumes de Chloé Obolensky) tournent au sein d'une foule sombre pendant les scènes de fête, où le délire semble parfois l'emporter sur des réminiscences heureuses ou douloureuses. Aux souvenirs incarnés par les chanteurs se mêlent les reflets illusoires renvoyés par un sol conçu comme un vaste miroir (scénographie de Chloé Obolensky et Jean Kalman). En fond de scène, les jeux de lumière (également conçus par Jean Kalman) projettent des ombres vagues ou saisissantes, fantômes qui hantent l'ancienne courtisane.
La mise en scène est élégante et subtile. Le jeu d'échos entre présent et passé fonctionne avec fluidité : il permet de souligner l'intensité de l'œuvre, sans pour autant lui faire violence. Il faut aussi noter la qualité de la direction d'acteurs, tant pour les solistes que pour le chœur. Les premiers incarnent leurs personnages avec conviction, sans jamais forcer, tandis que le second se caractérise à la fois par la diversité et l'harmonie.
Le
spectacle est l'occasion d'une prise de rôle remarquable pour la
soprano Vannina Santoni (qui nous en parlait déjà en interview, il y a deux ans). Sa voix sombre et corsée, aux aigus
brillants sans être perçants, évoque un parfum entêtant. La
chanteuse, douée d'une belle projection, est aussi capable de
pianissimi très doux, mais toujours audibles. Le chant n'est
jamais sacrifié, mais plutôt soutenu par un jeu nuancé.
L'interprétation est investie et intense, souvent touchante.
La soprano trouve un partenaire de choix en Saimir Pirgu, ténor déjà familier du rôle d'Alfredo (comme il le rappelait en interview durant les répétitions). Sa voix sonore s'élance elle aussi sans crainte au-dessus de l'orchestre. Si les graves sont parfois moins denses, l'ensemble est lumineux et bien projeté. Le couple de Violetta et Alfredo s'accorde à merveille. Leurs voix s'assemblent et se soutiennent sans s'éteindre. Leur passion est poignante.
Giorgio
Germont est chanté par le baryton-basse Laurent Naouri. Avec son
timbre sombre, sa projection efficace, son articulation soignée,
mais aussi son sens de la scène, le chanteur propose une
interprétation riche et nuancée du père d'Alfredo et un duo avec
Violetta particulièrement
convaincant.
Catherine Trottmann prête sa voix de mezzo-soprano ambrée à Flora. Si la chanteuse s'applique à incarner au mieux son personnage, elle manque encore de projection pour se faire toujours bien entendre. Quant à Annina, elle est confiée à la mezzo-soprano Clare Presland, dont la voix est un peu plus âcre, mais aussi plus audible. À leurs côtés, les autres seconds rôles ne déméritent pas, qu'il s'agisse des barytons Marc Barrard (Baron Douphol amoureux, mais digne) et Marc Scoffoni (discret Docteur Grenvil) ou du ténor Matthieu Justine (Gastone). L'ensemble de la distribution est homogène et efficace.
Outre la précision de son jeu collectif, le Chœur de Radio France, préparé par Alessandro Di Stefano, fait valoir une belle énergie. Beaucoup d'attention est portée tant à l'articulation qu'à la projection, sans jamais forcer. À la tête du Cercle de l'Harmonie, Jérémie Rhorer a voulu prendre en compte autant que possible les conditions d'interprétation de l'époque de la création : jeu sur instruments d'époque, suppression des notes suraiguës ajoutées par tradition et diapason ramené à 432 Hz. L'orchestre, énergique, mais un peu sec, est dirigé avec une fougue qui frôle plus d'une fois l'empressement. La course à l'abîme de Violetta résonne ainsi dans la fosse tandis que la jeune femme se débat avec ses fantômes sur scène.