Stabat mater de Dvořák : ferveur et recueillement à l’auditorium de l’Opéra de Bordeaux
Le Stabat mater (avec dans une moindre mesure son Requiem) est l’œuvre sacrée de Dvořák la plus célèbre. Les occasions d’entendre ce chef-d’œuvre ne sont cependant pas si fréquentes. A l’Auditorium de l’Opéra de Bordeaux, c’est la rare version pour piano qui est proposée, dans le cadre de la neuvième édition du festival « L’Esprit du piano ».
Cette version, publiée pour la première fois il y a seulement quinze ans, a été composée par le musicien en 1876, après la mort précoce de sa fille Josefa - laquelle sera suivie, peu de temps après, de celles de sa fille Ruzena et de son fils aîné. Ces circonstances tragiques confèrent à l’œuvre des accents de sincérité bouleversants. Le lyrisme douloureux qui en émane se fait peut-être moins démonstratif que dans la version avec orchestre, mais reste tout aussi intense. « Fac me vere tecum flere » (Donne-moi de pleurer avec toi en toute vérité) : comment ne pas entendre, par-delà la voix du ténor qui chante cette phrase, celle de Dvořák lui-même, père affligé s’appropriant le texte sacré du XIIIe siècle et le transmuant en un poignant « Stabat pater » ?
Le pianiste à qui échoit la lourde tâche d’accompagner choristes et solistes durant la grande heure que dure l’ouvrage et de faire oublier les riches coloris orchestraux est le jeune et talentueux Jean-Paul Gasparian, lauréat de nombreux concours internationaux. Le programme Debussy qui devait initialement composer la première partie du concert est finalement remplacé par un programme Chopin, ce qui donne à l’ensemble de la soirée une couleur Mitteleuropa bienvenue. Avant le Stabat mater, le public peut donc entendre trois pièces de Chopin : la Polonaise Fantaisie de 1846 et deux Ballades (la troisième en la bémol majeur et l’extraordinaire Ballade n°4 en fa mineur) en partie composées lors du séjour de Chopin à Nohant, dans la demeure de George Sand. Plus encore que la technique remarquable du jeune pianiste, son interprétation met en lumière son goût et sa sensibilité : capable d’exprimer aussi bien la fraîcheur poétique de la troisième ballade, la variété d’émotions qui parcourent la ballade en fa mineur (douleur contenue, apaisement, passion) que la mélancolie ou les éclats de noirceur qui émaillent la Polonaise Fantaisie, Jean-Paul Gasparian ne confond jamais tendresse et mièvrerie, ni douleur et ostentation.
Les mêmes qualités s’observent dans le Stabat mater de Dvořák, avec un mérite supplémentaire, essentiel dans cette œuvre, celui d’écouter et de dialoguer avec les chœurs et les solistes (dans le « Virgo virginum præclara », par exemple). La direction de Salvatore Caputo est à la fois précise (notamment l'équilibre entre les pupitres) et inspirée : elle souligne à merveille la dimension tantôt recueillie, tantôt éplorée du poème liturgique, avec des tempi toujours adaptés (le balancement obstiné du « Eja, Mater » évoquant les battements du cœur et débouchant sur des « Fac » glaçants de désespoir), une gestion expressive des contrastes et des nuances (le « Quando corpus » s’amplifiant progressivement pour laisser sonner d’éclatants « Paradisi gloria »). Sous sa baguette, les Chœurs de l’Opéra National de Bordeaux, comme toujours très impliqués mettent en relief chaque émotion inscrite au cœur du poème, du « O quam tristis et afflicta » tourmenté, chanté à mi-voix, au poignant et éclatant « Fac, ut tecum lugeam », de la tendre supplique « Virgo virginum » aux « Amen » du dernier mouvement, qui sont autant de flèches décochées à la gloire de Dieu et retombant en gerbes de lumière. Les voix, même dans les pages les plus tourmentées ou les plus puissantes, conservent par ailleurs une transparence qui permet de rendre constamment audibles les mots du poème.
D'un bel engagement, les quatre solistes participent eux aussi de la ferveur qui se dégage de ce concert. Léa Frouté, dont la carrière est encore toute jeune (elle était finaliste régionale du concours des Voix Nouvelles Aquitaine en novembre 2017 et vient de chanter dans la Messe solennelle de Rossini sous la direction de Marc Minkowski) possède une voix fraîche, qu’elle pare parfois d’un léger vibrato serré expressif. Attentive aux nuances, elle délivre notamment de beaux pianissimi dans ses trois « amen » du « Quando corpus morietur ». Adriana Bignagni Lesca fait entendre un timbre de mezzo chaleureux, légèrement voilé, aux belles sonorités cuivrées, particulièrement remarqué dans l’attaque du « Quis est homo » ou de l’ « Inflammatus ». Le ténor australien Christopher Diffey, à la voix naturellement haut placée, délivre une ligne de chant soignée et confère au « Fac me vere tecum flere », délicatement accompagné par le chœur d’hommes, avec toute la tendresse requise. Quant à Guilhem Worms, au timbre chaud et profond, il se distingue par des interventions d’une belle expressivité et d’une humanité chaleureuse.
Une soirée pleine de ferveur, couronnée de succès, qui fait regretter de ne pas entendre plus régulièrement ce chef-d’œuvre – ou son pendant : le Requiem dont la création eut lieu quelques années après celle du Stabat mater, en 1891.