La Traviata madrilène d'Ermonela Jaho renaît sur sa tombe
La réalisation et ses plans visuels en plongée permet bien vite de deviner les lettres gravées sur le socle d'un plateau de bakélite noire :
ICI REPOSE VIOLETTA VALÉRY
À cette stylisation funèbre répond l'élégance des costumes (smokings et robes de soirée), mais le plateau n'oublie pas le métier de la Traviata et les plaisirs de ses fêtes (figurées par des pyramides de corps, des jupons tournoyant au rythme du Libiamo).
Dans la tombe, je t'aimerai encore
La tenue et l'accessoire de La Traviata suivent les couleurs symboliques du décor et de son destin : la fleur rouge sang au milieu de son décolleté noir comme sa tombe à l'acte I, le corps nu couvert d'un voile blanc sensuel à l'acte II, la blancheur mortifère du corps malade et du lit taché de sang à l'acte III. Ermonela Jaho creuse avec intensité ce panel d'émotions. Rageuse, elle tire même franchement la langue dans les suraigus. Séduisante, voix, phrasé et lignes se font très amples : la diva semble décider seule de son tempo (mais elle ne ralentit nullement la battue, elle s'y installe, rubato). Précise même blessée, son filin de voix reste brillant, luisant, même pianissimo, piccolissimo. D'un investissement absolu, Jaho pleure, véritablement, à plusieurs reprises (fait incroyable, tant les larmes, l'inondation des sinus et les sanglots sont des obstacles au chant, nullement ici).
Pour chanter le premier rôle masculin (Alfredo Germont), Francesco Demuro renfrogne le menton, tirant ainsi tout son visage, ce qui le prive d'expressions faciales (d'autant que le corps est également tendu). L'attitude contredit ainsi souvent le texte (il est d'une parfaite assurance alors qu'il chante "Io tremo! Oh ciel!" : je tremble). Il redevient toutefois investi lorsqu'il joue sans chanter. L'expression est à chercher dans la voix, très lyrique, aussi en-dehors que ses lèvres, maîtrisant pourtant la douceur émouvante de retards et du legato. La technique est sûre, au point que les aigus pleinement couverts semblent plus riches en graves que le reste de la tessiture.
Au contraire d'Ermonela Jaho, Juan Jesús Rodríguez avance sur le tempo, mais sans le presser. Il interprète une version plus douce que menaçante de Giorgio Germont, convainquant Violetta puis Alfredo par sa voix suave, bien que le soutien soit tonique et intense. Il semble prêt à recueillir Violetta qui l'implore, enfantine : "Embrassez-moi comme votre fille". Confirmant la précision de cette mise en scène, le spectateur attentif pourra repérer l'épingle, rouge comme la fleur de Violetta, transperçant le foulard jabot de Giorgio (comme Violetta transperce l'honneur de sa famille, puis son cœur ému).
Flora Bervoix (Marifé Nogales) a une voix un peu tirée, parfois éparpillée, davantage posée dans le médium grave. Marta Ubieta est une Annina appliquée dont la voix reste distante mais marquée. Le Gaston d'Albert Casals présente les convives d'un port noble et d'un ténor très en place, audible, mais s'écoutant un peu chanter aux dépens de la projection et du timbre, inquiet. Fernando Javier Radó est un Doctor Grenvil attentionné, par l'attitude comme la voix délicate et chaleureuse. Menu en début de phrase, il enfle notamment son médium grave d'harmoniques, le poussant en volume. Alejandro González impose une présence remarquée avec les quelques mots du serviteur de Violetta, Giuseppe. Le Marquis d’Obigny (Damián del Castillo) et le Barón Duphol (César San Martin) sont d'une éloquente discrétion, altière mais présente.
L'Orchestre maison est dirigé avec une grande précision par Renato Palumbo (la retransmission cinématographique permet de le voir manier, au lieu d'une baguette, un archet invisible aux doigts frétillants). Sans ralentir, les musiciens ont le temps de composer leurs lignes, les violoncelles de chanter, les contrebasses de déployer leur contrechant râpeux. Les cuivres et les percussions franches ne parviennent toutefois pas à emmener le chœur légèrement en retard.
Nul retard en revanche pour la prophétie fatale qui se réalise inéluctablement : Violetta s'effondre sur sa pierre tombale. Les voiles noirs retombent, les cintres se baissent : la tragédie est finie.