Into The Woods : un Musical décomplexé à l’Opéra de Reims
Créé à San Diego en 1986 puis à Broadway l'année suivante, Into the woods emprunte les personnages de
quatre des plus illustres contes des Frères Grimm et de Charles
Perrault (Cendrillon, Le Petit Chaperon Rouge, Jack et le Haricot
Magique et Raiponce) et les embarque dans une histoire inédite en
deux actes, au cœur d’une forêt labyrinthique dans laquelle se
révèlent l’âme humaine et ses névroses. Les destins se
croisent, s’entremêlent et convergent au gré des péripéties
que traverse un couple frappé par la malédiction d’infertilité
de la sorcière.
Les personnages n’ont rien des archétypes traditionnels de contes de fées : le petit chaperon rouge n’est pas le moins du monde effrayé par le loup et prend plaisir à la vue de la violence ; le Prince charmant de Cendrillon est polyamoureux ; les demi-sœurs de Cendrillon sont des drag-queens que la déchéance physique va rendre meilleures ; la sorcière est une méchante complexe aux facettes multiples.
La scénographie et les costumes soutiennent par leur modernisme cette relecture originale. Les débuts d’actes ont lieu face à un drap blanc qui prend toute la scène, dans une atmosphère d’hôpital, avant qu’un élément perturbateur ne détruise cette bulle aseptisée et ne projette les personnages au milieu d’une forêt faite de néons, de miroirs et d’écrans, dans laquelle se joue la majeure partie de la pièce.
La mise en scène parvient à inclure quelques moments cartoonesques à priori difficiles à mettre en place sur une scène de théâtre grâce à des astuces inspirées. Ainsi, pendant l’Acte I par exemple, le Petit Chaperon Rouge joué par Charlotte Ruby (dont l’accent en anglais est perfectible) retrouve-t-il le loup (campé par Scott Emerson) dans la maison de sa grand-mère, figurée en fond de scène par un grand cube de verre plongé dans une pénombre qui permet de rendre crédible et visuelle l’ingestion de la jeune enfant, puis sa délivrance des entrailles de l’animal.
Olivier Bénézech fait un travail d’orfèvre à la direction d’acteur : tous les comédiens offrent une prestation juste et précise. Scott Emerson est un narrateur qui brise régulièrement le quatrième mur, entrant en interaction avec les éléments de la scène qu’il décrit, parfois en tant que narrateur, parfois en devenant tout à coup l’un de ses nombreux personnages (La mère de Jack, la marâtre, l’homme mystérieux, la grand-mère du Petit Chaperon Rouge). La prouesse d’acteur et de chanteur est rendue possible grâce à une voix polyvalente à la tessiture large efficacement utilisée.
Alyssa Landry (la Sorcière) joue certainement le personnage le plus marquant tant par l’incarnation qu’elle en offre que par son écriture plus profonde et complexe. Elle est l’un des rares personnages à avoir droit à des moments plus dramatiques et même pesants. Tout d’abord pendant l’Acte I, lorsqu’elle implore Raiponce de rester avec elle (Stay with me), elle parvient à transmettre les déchirures de son personnage avec sa voix mature et nuancée – et ce malgré la sonorisation de la salle ne permettant pas réellement d’apprécier entièrement les variations de volume de la voix, ou même simplement les particularités des différents timbres des chanteurs. Elle honore une seconde fois le public en pleurant la mort de Raiponce dans un Witch’s lament incarné, poignant et bouleversant. Son dernier solo, à la fin de l’Acte II est encore plus solennel et puissant avant sa disparition.
Jérôme Pradon et Jasmine Roy sont dans la peau de M. et Mme Baker, le boulanger et sa téméraire femme. Ils font montre toute la soirée d’un jeu d’acteur idoine, d’une prononciation impeccable de l’anglais et d’une technique vocale de musical irréprochable. Leur complicité est touchante dès le début de l’Acte I lorsqu’ils interprètent The Spell on my house qui impose d’emblée à l’auditoire un couple sachant émouvoir et faire rire. Jasmine Roy se distingue particulièrement pendant Moments in the woods par un jeu naturel et une voix souple, polyvalente à l’articulation soignée, capable de transmettre émotions et nuances.
Dalia Constantin est une Cendrillon avec une belle voix de musical qui se permet quelques excursions plus lyriques dévoilant un chant plus libre et ample. Sinan Bertrand et Bastien Jacquemart, respectivement le Prince de Cendrillon et le Prince de Raiponce, incarnent également ensemble les demi-sœurs hautes en couleur de Cendrillon et parviennent toujours à provoquer le rire général. Leurs qualités vocales sont manifestes : Sinan Bertrand déploie une voix ample, profonde, puissante et libre pendant leur duo Agony face à Bastien Jacquemart dont la voix, bien qu’agréable, est quelque peu artificiellement grossie et assombrie.
Gregory Garell aborde le rôle d’une extrême candeur de Jack. Sa voix est saine, claire, dépourvue de vibrato et la plupart du temps très juste. Il interprète There are giants in the sky avec la fraîcheur et l’innocence de circonstance bien que la note finale, à la limite haute de sa tessiture soit tendue et légèrement fausse.
Le public est naturellement conquis par la précision des comédiens-chanteurs, la mise en scène soignée et la direction musicale appliquée. Il est cependant des choix qui interrogent. En particulier, toutes les chansons sont chantées dans la langue originale de l’œuvre, l’anglais, cependant, pour ce qui est du texte parlé, aucun choix tranché n’a été pris, aussi les comédiens passent-ils de l’anglais au français au milieu d’une scène, d’un dialogue, d’une manière qui semble arbitraire (parfois une réplique sur deux) et qui peut déstabiliser les non-avertis.