“Nous sommes éternels” à l’Opéra de Metz : se souvenir des belles choses
Au centre de la scène, une maison bourgeoise trône de guingois. L’intérieur est couvert de couches de tulle, palimpseste visuel en renfort de l’argument. Sur la thématique centrale de l’amour interdit entre Dan et Estelle, frère et sœur de la famille Helleur, se greffent les affres des années sida, la folie, le non-dit, la famille et la mort. Autour du couple incestueux gravite une galerie de personnages. Il y a d’abord la famille Helleur, le père, aimant mais perdu devant la folie de sa femme Nicole, danseuse fantasque qui rêvait d’une carrière à New York dont elle est revenue échaudée. Figure étrange et tutélaire sous le même toit, Tiresia n’est pas devineresse mais se place au centre du retournement final de l’intrigue. Proches des Helleur, il y a Adrien, le voisin, ami d’enfance, celui qui révélera qu’”Estelle est amoureuse de Dan”, et se révèle, adulte, vicieux et amer, et le Docteur Minor avec ses inflexions russes, figure sombre et presque inquiétante, sorte de conseiller de la famille.
La couleur de chacun, essentielle dans le roman comme dans cette mise en scène, propose une constance de bleu pour Estelle, le père est un “camélia blanc”, Nicole, une “rose jaune” trop vite fanée, alors qu’Adrien est le monstre aux yeux verts shakespearien par cette même couleur (« the green-eyed monster » représente la jalousie dans Otello).
Plus tard, lorsqu’Estelle et Dan ont quitté le monde merveilleux de l’enfance, ils rencontrent à New York Alwyn, chorégraphe et professeur de Dan, qui est plus doué que sa mère, ancienne élève d’Alwyn. Exigeant, méprisant et méprisable, il souhaite éloigner Estelle de son frère, tout comme Yves, le premier mari d’Estelle, ironiquement rebaptisé “Poison Ivy” et qui, comme le sumac, empoisonne la relation d’Estelle et de Dan.
Jusqu’à la révélation finale qui vient ébranler toutes les convictions du public et défaire l’intrigue complexe, la mise en scène effectue des allers-retours entre l’enfance heureuse d’Estelle et le présent. Maintenant appelée Claire, parce qu’elle a mis de côté Estelle lorsqu’elle a perdu Dan, la seule survivante de la famille revient sur les lieux de son enfance avec son mari, Phil, et sa fille. Rôles parlants et non chantés, le mari et la fille organisent la trame des pensées d’Estelle par leurs questions, dont la scénographie se charge de dévoiler les réponses.
Aucun des trois personnages ne franchit le pas de la maison, jusqu’à la toute fin, où Claire-Estelle, apaisée, peut enfin entrer dans le salon. Les autres personnages du passé sortent du cadre, retournent à la poussière par un symbolique retrait de leurs vêtements, tissu non tissé qui dévoile leurs corps écorchés. Le corps, essentiel, est aimant, sensuel, hagard ou révulsé, comme celui d’Yves qui vomit dans le New York interlope des années 80, à la vue de deux danseurs à la sensualité et à la provocation débordantes.
En convoquant le spectacle vivant dans son ensemble, la mise en scène accorde une importance quasi-égale aux rôles chantés, parlés, à la danse et aux montages vidéos, qu’ils soient gros plans sur les personnages ou projection des paroles d’Estelle.
La composition de Pierre Bartholomée diffuse les angoisses et la pesanteur constante de l’intrigue. Le rouge qui nimbe la maison dans la scène finale est l’extension visuelle de la musique, inquiétante, voire oppressante. Sous la direction précise de Patrick Davin, l’Orchestre national de Metz déploie une phrase musicale brusque qui se décline, lancinante, par le biais de tous les instruments tout au long de l’argument.
Le rythme souvent saccadé transforme la maison, déjà peu chaleureuse, en celle de Norman Bates. Les couleurs angoissantes des instruments finissent d’instaurer un sentiment de malaise face à la relation incestueuse. Même les accents de valse, ou les percussions proches de la rythmique du Boléro de Ravel lorsque Nicole danse, se parent d’angoisse. Le besoin de sensualité d’Estelle (“J’ai besoin de chair, j’ai besoin d’aimer”) s’installe sur le grave des bassons et des contrebasses. Seule la harpe évoque l’enfance avec un peu plus de douceur. Cuivres, cordes et bois constituent un tapis moelleux où les enfants peuvent s’exprimer, avant le retour du malaise adulte.
Les constants allers-retours entre l’enfance des protagonistes et l’âge adulte exigent une adaptation de timbre particulière. Si Estelle, Dan et Adrien enfants sont clairs par les voix des élèves du Conservatoire de Metz-Métropole, les grandes personnes, traumatisées par leur expérience, doivent être capables de véhiculer les émotions enfantines dans une voix d’adulte.
C’est chose faite pour la soprano Karen Vourc’h. Tremblante à l’évocation du “fantôme”, la “petite fille” au timbre chaleureux pousse ses aigus à l’extrême lorsqu’elle se remémore les scènes de son enfance. Lorsqu’elle perd son frère, elle implore qu’on lui “rende son visage” dans des aigus toujours cristallins, et parvient à mettre du poids sur les consonnes de la douleur. La qualité de son jeu de scène, en duelle Claire-Estelle, lui permet d’incarner entièrement la complexité du personnage.
En frère incestueux, le ténor Sébastien Guèze possède les mêmes qualités théâtrales que sa partenaire. Les aigus, parfois chevrotants, sont moins assurés que les mediums, et c’est lorsqu’il singe l’accent russe du docteur Minor que la voix prend vraiment corps, puissante et solide. Elle se renforce aussi dans sa projection à l’annonce de la mort des parents, et s’adapte, chaleureuse et vibrante, en corollaire de ses échanges passionnés avec Estelle.
Dernier du trio enfantin, Benjamin Mayenobe est un Adrien adulte efficacement multiple. La portée assurée du baryton renforce des graves solides, des médiums constants. Un effet de solennité se dégage du rôle de messager porteur de mauvaises nouvelles au couple maudit, avant qu’Adrien ne devienne monstrueux, son timbre se teintant de fiel.
Autre baryton, Mathieu Gardon fait montre, en Helleur, de vibratos tendres mais l’émotion se dégage surtout de son timbre lors de phrases retentissantes (“la sauvagerie m’effraie”) ou lorsqu’il évoque sa femme, Nicole, la soprano Aline Metzinger, aigus aussi fins et solides que son personnage est faible et perdu.
Le couple est soutenu par le timbre racé de la basse Thomas Roediger, Minor grondant, menaçant, roulant des r russes de sa projection solide. Moins menaçante mais tout aussi énigmatique, la mezzo-soprano Joëlle Charlier porte sa Tiresia par un jeu de scène très convaincant, de beaux aigus vibrés et des descentes subtiles vers des graves solides.
Seule ombre au tableau d’un Alwyn suffisant et méprisant à souhait, la charpente assurée du baryton Mikhael Piccone pâtit d’un accent américain problématique, dont les “nothing” perdent le “th” dur et dont l’ensemble sonne trop français.
Le spectacle vivant complet, le jeu du plateau et la performance de l’orchestre assurent des acclamations auxquelles se joignent, entre autres, Pierrette Fleutiaux et Pierre Bartholomée.