Tumultueux et duel Nabucco à Dijon
L’opéra n’est pas commencé. Le public arrivant dans la salle remarque, ou pas, une vague figure d’homme, debout sur scène dans la pénombre. Il attend, impassible comme un fantôme. Mais dans le silence et l'obscurité, au début de l’ouverture, il s’anime. Un majestueux éclairage cônique venu d’en haut l’isole au centre. La lumière (signée Philippe Berthomé) rend visible une fine pluie qui s’abat sur lui, devenant torrentielle. Comme un chien qui se secoue, l’homme s'en défait, comme luttant contre la manne salvatrice du ciel, l'oppression, les éléments. Cet Adam possible est rejoint par des danseurs, représentant divers peuples et religions, mimant sur les rythmes de Verdi des massacres, convulsions, martyres, résurrections, mises au tombeau, folie, chutes : les grands thèmes du drame également annoncés par un wagon à bestiaux (en vidéo), des silhouettes de soldats projetées sur les murs, les bombardements d'une bande (excessivement) sonore.
Le minimalisme de l’ouverture cède à la surcharge d’éléments frénétiques et répétés, dans une mise en scène plutôt brutale pour les yeux et les oreilles. Vidéos et écrans multiples projettent, ici l’image du soliste qui chante (une caméra enfoncée dans le visage), là une bande de télé-journal. Au-dessus, des vidéos imposent des parallèles contemporains ou historiques avec les peuples opprimés, terroristes ou terrorisés. En même temps, en direct sur scène, se succèdent fusillades, viols, meurtres, exécutions, tortures, aidés par une profusion d’armes (les inévitables kalachnikovs, armes de poing, des ceintures d’explosifs et fusils à lunette de sniper) parfois dirigées directement vers le public, ébloui de vidéos et de flashs. Les projections peuvent toutefois se faire séduisantes, comme cet aquarium-fontaine illuminé, mais l'eau purificatrice, évoquant la matrice et la voie lactée, peut ensuite devenir instrument de torture (une femme brutalement voilée de force fait penser au water-boarding).
Les interprètes vocaux exigent dès lors -et méritent- toute l'attention et la concentration de l'auditeur. Dans le rôle-titre de Nabucco, le baryton Nikoloz Lagvilava est un guerrier tonitruant, belliqueux, puis un fou pitoyable, un père détruit. Solide du début à la fin, il est plein de verve et de couleur verdiennes. Sa prestation théâtrale est d’une grande finesse, très naturelle, même quand la caméra poussée presque dans ses gencives doit l’agresser et l’empêcher quasiment de respirer, subtilement expressif dans sa colère comme dans ses pleurs. Dans le magnifique duo avec Abigaille au troisième acte, ses demandes répétées de pardon, « deh perdona » graves et fondantes, rendent d'autant plus poignant le basculement dans la scène de folie, « Son pur queste mie membra! » (ce sont donc mes membres ? ) : dérouté, perdu, par le double de lui-même agissant comme un miroir. Le tout culminant dans son air ultime, « Dio di Giuda! », avec le chant très intérieur de sa prise de conscience, profondément ressenti.
La grande Américaine Mary Elizabeth Williams chante avec une aisance presque insolente le rôle d’Abigaille, qui est d'une difficulté légendaire. Sa première apparition « Prode guerrier! » établit son autorité dans un grave poitriné. Dans les aigus, la voix est lisse et somptueuse : elle possède un contre-ut flamboyant, et passe brillamment les grands sauts de tessiture. Les longs mélismes de furie dans l’ariette « Io t'amava! » (je t’aimais), qui ouvrent le trio du premier acte (Abigaille, Ismael, Fenena) sont rapides et pleinement articulés, avec pianissimi et decrescendi chromatiques (par le petit intervalle du demi-ton). Son air le plus bellinien, « Anch’io dischiuso un giorno » (Moi aussi, un jour, j'ai ouvert mon cœur au bonheur), au deuxième acte, est tout en suavité. La voix est souple et flotte sans perdre sa couleur, donnant aux petites fioritures un aspect intérieur et sensuel (le tout alors qu’elle est contrainte de chanter recroquevillée pour coiffer sa confidente). Dans le duo de confrontation avec Nabucco au troisième acte, où elle fait de lui son prisonnier, ses melismi fantasques, demandant furie et bravoure, sont exécutés sans flancher, même assise nonchalamment à table avec son père. Au moins se lève-t-elle pour déchirer le « fatal scritto! », document prouvant qu’elle est fille d’esclave, dans un orage de fioritures enflammées. Mais c’est peut-être dans l’air final « Su me... morente... esanime... » (sur moi, mourante, inanimée) accompagné par la flûte et le violoncelle, qu’elle est la plus émouvante.
La voix de la mezzo-soprano Victoria Yarovaya, équilibrée par des graves opulents et des aigus d’une surprenante beauté lumineuse, déborde le rôle de Fenena jusqu'au la final de sa prière « Oh dischiuso è il firmamento! » (oh ! comme le ciel s’ouvre) au quatrième acte. L'Ukrainien Valentyn Dytiuk, dans le rôle de son amant Ismael possède un ténor lyrique, aisé et riche de multiples couleurs.
Sergey Artamonov, basse Zaccaria, chante de façon quelque peu feutrée, sans souplesse, mais cela aussi est idiomatique pour le rôle. Dans celui d’Abdallo, Florian Cafiero est vif, et son ténor un peu plus sombre est bien projeté. Alessandro Guerzoni, Le Grand-prêtre de Belos, a une basse couverte, un peu tremblante, au vibrato démesurément large. Anne-Cécile Laurent (Anna) se distingue dans "Immenso Jehova" où sa voix pure et radieuse couronne l’ensemble.
Les choristes des opéras de Dijon et de Lille sont omniprésents et convaincants dans leurs moments de gloire, chantant avec puissance, même si le célèbre “Va pensiero” est traité avec une discrétion et une retenue surprenantes. Nonobstant les cataractes scéniques, le chef d’orchestre Roberto Rizzi-Brignoli dirige ses forces de l'Orchestre Dijon Bourgogne, bras tendus et larges au-dessus de la scène, dans une interprétation détaillée.
Finalement, ce sont deux spectacles simultanés qui sont présentés avec ce Nabucco. La musique d'une part, et de l'autre une performance scénique vidéo-danse-décor pour soutenir la vision « politique » engagée que revendique Signeyrole en se réclamant de l'engagement du compositeur.