Pachamama s’invite au Teatro Colón : Les Saisons de Haydn
Pachamama est une divinité autochtone des pays bordés par la Cordillère des Andes, une Dame-Nature locale célébrée et respectée. Pour cette représentation sud-américaine, c’est la cheffe péruvienne Carmen Moral qui est invitée à la tête de la Orquesta estable del Teatro Colón. Première femme en Amérique latine à avoir été Directrice musicale d’un orchestre symphonique national (celui du Pérou), Carmen Moral peut s'ennorgueillir d’une belle trajectoire internationale qui la conduit devant l’un des plus prestigieux orchestres symphoniques d’Amérique. Le Coro Estable del Teatro Colón reste sous la direction habituelle de l’Argentin Miguel Martínez. Tandis que ce sont trois solistes argentins qui prennent place sur le devant de la scène : Hanna est chantée par la soprano Daniela Tabernig, Simon par le baryton-basse Hernán Iturralde tandis que le ténor Carlos Ullán interprète Lukas.
La tonalité printanière de la première partie des Saisons ne fait pas trop détonner la voix un peu "verte" de Carlos Ullán qui a pourtant un beau parcours à son actif. Mais son Lukas manque parfois d’éclat durant cette première saison. Le contraste est flagrant avec la belle rondeur de la voix de basse d’Hernán Iturralde, généreuse et particulièrement audible du point de vue du phrasé et de la diction, même si les aigus semblent parfois moins assurés sur une phrase comme « und reift ihn bald zur goldnen Frucht » (« Et fera bientôt mûrir en un fruit doré »). Le vibrato roucoulant de Daniela Tabernig (« der Frühlingsbote streicht », « le messager du printemps arrive »), chanteuse par ailleurs servie elle aussi par une excellente diction, s’accorde assez bien avec l’esprit de la première partie. Le chœur s’impose, par sa cohérence, comme un personnage en soi. Son intervention encadre et met en valeur le premier trio : « Von deinem Segensmahle hast du gelabet uns » (« De ton banquet béni tu nous as régalés »). Le public se délecte en même temps que les personnages.
L’Été permet enfin à H. Iturralde de produire des aigus solides, enthousiastes, maintenus sans effort. Le baryton-basse trouve des accents lyriques forts convaincants. De son côté, C. Ullán exprime des nuances très intéressantes lors de sa cavatine (« Dem Druck erlieget die Natur… », « Sous le poids succombe la nature… »). La soprano Daniela Tabernig réussit un duo fort coloré et émouvant avec l’orchestre, dont la flûte, à partir de « Der Kräuter reinen Balsamduft / verbreitet Zephirs Hauch, / und aus dem nahen Busche tönt / des jungen Schäfers Rohr » (« Le souffle du zéphyr répand les senteurs embaumées des plantes, et du bocage voisin retentit le pipeau du jeune pâtre »).
Après l’entracte, L’Automne, qui est la saison de la chasse, avec ses tonitruants rappels des cors, est aussi l’occasion d’apprécier le duo entre Hanna et Lukas (« die Speise, die uns nährt, / ist deine Gab’, ist dein Geschenk » : « les aliments qui nous nourrissent, sont ton don, sont ton cadeau »). La maîtrise des ressources vocales impressionne, le duo se fait bientôt trio (« O Fleiß, o edler Fleiß! », « Ô ! labeur, ô ! noble labeur ! »), avant de retrouver une irrésistible complicité en écho avec le chœur, sur les mêmes mots. Il est aussi à mettre à l’actif de C. Ullán des qualités d’expression corporelles et des intentions dramatiques bienvenues. Mais l’automne est aussi la saison des vendanges. Le vin produit ses effets enivrants, dont les ténors et les basses du chœur résonnent comme un seul homme.
Il faut toute la gravité féline de la voix de Simon et son très beau solo pour faire pénétrer L’Hiver dans le cœur des spectateurs sous l’angle de la morosité de la mélancolie. La fin du cycle est une lente descente vers l’agonie. Comme le résume Hanna, « Vor seinem Tritt erstarrt / in banger Stille die Natur » (« Sous [l]es pas [de l’hiver], la nature s’engourdit en un silence angoissé »). Le fameux air du voyageur chanté par Lukas, exécuté avec ferveur, est de nature à réchauffer les cœurs en hibernation. Le trio final avec double chœur donne une impression de grande homogénéité et d’équilibre entre les solistes, l’orchestre et le chœur : cette dernière saison confirme le travail tout en finesse et en nuances de Carmen Moral. Généreuse et bienveillante, c’est finalement par son truchement féminin qu’une Dame-Nature nommée Pachamama a fait son œuvre sur la scène du Teatro Colón.