Boccanegra Brexit
Une longue table entourée d’hommes d’âge mûr bien habillés qui se disputent sans fin, des cris hostiles aux étrangers, des membres du même gouvernement qui complotent sans cesse contre leur chef et leurs collègues, une « révolte populiste », une défaite saisie dans les mâchoires de la victoire. La scène du conseil de Simon Boccanegra aurait pu facilement être confondue avec les événements qui se déroulaient à l’autre bout de The Strand.
En effet, négocier l’auto-exclusion de l’Union européenne aurait certainement été plus facile avec Simon Boccanegra à la barre. Carlos Álvarez, fort et imposant in parlo ampio (verbe haut), délicat et sensible dans le premier acte en duo avec sa fille -comme dans la quasi-totalité de l’effondrement à partir de la fin de l’acte II- déploie un étonnant éventail de couleurs vocales, de gestes et de présence sur scène : il est crédible comme père, chef inspirateur, homme politique troublé, homme trahi et mourant. Il s’agit d’un opéra dont le spectacle triomphe ou tombe par son héros et Álvarez laisse comme l’impression d’être resté sur scène tout du long, par le témoignage de sa présence scénique et vocale (même lorsque ses ennemis chantent sur lui).
Verdi demande beaucoup à sa prima donna et Hrachuhi Bassenz les affronte avec des notes graves particulièrement frappantes ("La notte atra, crudel") menant certes mieux aux aigus francs qu'à ceux plus mesurés et réfléchis (mais offrant toujours un contraste particulier avec le Boccanegra d’Álvarez). Les scènes précédant le final du premier acte touchent autant que celles de la fin de l’opéra : la préoccupation de Verdi pour les pères et les filles est toujours aussi présente.
Si Álvarez et Bassenz constituent le noyau émotionnel des protagonistes, le ténor éblouissant de Francesco Meli injecte juste ce qu’il faut de perturbation. Verdi exige et obtient un son complètement différent pour l’amant d’Amelia, Gabriele Adorno, dont les amours pour son père tué par Boccanegra et pour Amelia sont le déclic dramatique de cette pièce. Un déclic obtenu dans le trio réuni juste avant le chœur final de l’acte II : Meli se mêlant tour à tour à Álvarez et Bassenz en utilisant son registre aigu brillant pour se démarquer d’eux.
Les premiers sujets sont soutenus par Mark Rucker dans le rôle du traître courtisan de Boccanegra Paolo Albiani -particulièrement éloquent au début de l’acte II lorsqu'il réfléchit sur son destin et glisse le poison dans le verre de Boccanegra. Ces ruminations de basses rappellent la force très sombre de l'opus et sa puissance, notamment dans le récit d'un Albiani conduit à l’exécution au III.
Seul le rôle-titre semble être davantage ambivalent et varié que celui de Jacopo Fiesco, auquel la basse de Ferruccio Furlanetto s'adapte par un éventail d'ambiances vocales, tandis que Simon Shibambu donne une vitalité au petit rôle de Pietro.
Verdi a beaucoup appris de son expérience à Paris avec Les Vêpres siciliennes (1855) : une grande partie de l’écriture pour chœur et le déploiement de grandes forces chorales sur scène doivent beaucoup à cette compréhension. Le Royal Opera Chorus joue un rôle clé dans le maintien de l’élan, un grand nombre de choristes se déplaçant avec naturel sur scène, aidés par les décors élégants mais épurés de Michael Yeargan. Mais c’est bien la direction d’Henrik Nánási, secondée par l'interprétation de l’Orchestre du Royal Opera House, qui contrôle le rythme de cette production : douce jusqu’au rêve dans la première partie du premier acte, haletante plus tard dans le même acte, et pleinement jaugée dans les grands ensembles (comme le final du II).
La production d’Elijah Moshinsky semble presciente (comme si elle avait prévu les événements actuels dès 1991). Traditionnelle dans l’utilisation du costume pastiche du XIVe siècle (l’œuvre de Peter J. Hall émerveille encore près d’une décennie après sa mort), la conception générale est d’une beauté austère transpercée par les rouge et or somptueux des législateurs génois. La mise en scène montre son âge (dans le bon sens du terme) dans sa réticence à surcharger les arias et ensembles par des mouvements de scène excessifs. Peu d’action superflue ici, elle est à juste titre réservée aux scènes de foule. Toutefois, elle rappelle aussi la différence entre les plébéiens (soutenus par Verdi) et les aristocrates patriciens, entre des graffitis vulgaires griffonnés sur le mur en italien et des textes latins sobres sur le mur dans la salle du Conseil.