Coraline à Lille, conte lyrique et onirique
Né
d’une commande conjointe
du Royal Opera House de
Londres, de l’Opéra de Lille, du Folkoperan de Stockholm, du
Théâtre
de Fribourg et du Victorian Opera de Melbourne auprès du compositeur
britannique Mark-Anthony Turnage, Coraline
est une adaptation du conte noir de l’écrivain Neil Gaiman écrit
en 2002 (puis adapté en film d’animation à succès par Henry
Selick en 2009). Le récit met en scène Coraline, adolescente venant
d’emménager dans une nouvelle maison à l’aube de sa rentrée
scolaire. Contrainte de rester à l’intérieur et délaissée par
des parents très occupés (sa mère range les affaires, alors que
son père s’attelle
à achever son invention, une machine à détruire les détritus),
elle découvre une porte qui lui permet d’accéder à « l’autre
monde » (lieu parallèle où des personnages symétriques à
ceux du monde réel ont les yeux remplacés par des boutons), au
premier abord séduisant (tous ses désirs peuvent être réalisés
par ses « autres parents ») mais qui se fait rapidement
menaçant. À
la tête de ce monde, « l’autre mère », avatar de la
mère de Coraline et figure d’autorité qui capture ses parents
pour la contraindre à rester dans ce lieu parallèle où demeurent
captifs les fantômes d’autres enfants. Coraline se met alors en
tête
d’affronter son « autre mère » pour sauver ses
véritables parents.
Cet opéra allie inventivité musicale et ingéniosité dramaturgique. D’abord, la partition de Mark-Anthony Turnage explore de multiples registres, allant puiser des matériaux relevant de la musique classique, du jazz, avec des échos de music-hall (les duos de Mademoiselle Spink et Mademoiselle Forcible) en une orchestration très colorée. Cet alliage de sonorités crée une grande richesse stylistique que le compositeur déploie à merveille au fil de l’histoire. À cet effet, la partition est narrative, irriguant toute l’œuvre de mystère et peignant avec subtilité la personnalité de chaque personnage, l’inquiétude de l’autre monde, le lyrisme plaintif ou déterminé de Coraline, mais aussi le caractère translucide des voix lointaines des fantômes. S’en dégage une composition entraînante et haletante. Sur le plateau, Aletta Collins réalise un formidable travail de conception de l’espace par une machinerie minutieuse et bien ciselée. Aux premiers instants de l’opéra, la situation s’installe dans un salon dénudé où s’entassent de nombreux cartons, intérieur confiné dont Coraline souhaite s’échapper. Et alors que ses parents l’invitent à aller voir ses voisins, la façade d’un côté se rabat pour montrer l’intérieur de Monsieur Bobo, celle de l’autre côté offrant pour sa part les lieux de Mademoiselle Spink et Mademoiselle Forcible. Élément central de l’histoire, l’accès à l’autre réalité, lorsque Coraline franchit la petite porte, opère par un plateau tournant, créant par un rouage efficace la correspondance entre les deux mondes. Les lumières de Matt Haskins habillent dès lors l’atmosphère des lieux, et la solitude de Coraline, dont les parents ont été capturés, prend la forme d’un unique faisceau déployée sur elle au centre du salon obscur. Le cachot prismatique où elle retrouve les trois fantômes sous des lumières à dominante bleutées et froides ne rend que plus sensibles les retrouvailles entre l’adolescente et ses parents dans le vrai monde, où des teintes chaleureuses viennent enrober l’espace.
L’ouvrage montre des chanteurs à la diction affûtée (le livret est ici en français), à l’investissement vocal et scénique notable. Capricieuse et mutine au premier abord face à ses parents qui l’astreignent à la maison, Florie Valiquette se prête au rôle principal par une voix juvénile, étincelante et doucement ondulée, dont les passages à fleur de peau (« Je ne peux pas vivre sans vous, chers parents ») contrastent avec une détermination sans faille lorsqu'elle décide d’affronter l’autre mère pour retrouver ses parents (« Je sais ce qui me reste à faire »). L’articulation est délicate, avec un parlé-chanté fluide et de longues lignes bien tissées. Marie Lenormand incarne La Mère et L’Autre mère, figures de pouvoir dans chacun des deux mondes. La mezzo-soprano élabore deux facettes de son personnage avec une grande habileté, entre une mère aimante et le personnage démoniaque que constitue son versant négatif, dont la fausse dévotion laisse paraître de sombres intentions. La voix traverse la fosse avec aisance, qu’elle soit douce ou au contraire gorgée de fureur (notamment lorsqu’elle fait disparaître son mari comme par magie), alternance d’ombre et de lumière dont elle distille les effets. Avec son « Autre mari », campé par Philippe-Nicolas Martin, ils forment un beau duo complice, dont les pantomimes et les expressions confèrent des allures de marionnettes. Ce dernier est un père plein de faste dans l’expression, ravi de sa dernière invention dont il vante l’innovation d’une voix ample, installée et légèrement vibrée, avant d’annoncer sa soupe au navet sorti du micro-ondes d’un « bellissimo » lancé dans les airs avec un aigu détimbré qui ne manque pas de faire rire le public. Dans l’autre monde, il aide Coraline dans sa quête au péril de sa vie, avant de disparaître en un éclair sous le pouvoir de l’autre mère.
Chez les voisins, Carl Ghazarossian est un Monsieur Bobo loufoque tout dans l’extravagance, chef d’orchestre improvisé de ses rats musiciens qui puise dans sa voix claire et animée des sonorités d’albâtre. Respectivement campées par les sopranos Sophie Marin-Degor et Cécile Galois, les demoiselles Spink et Forcible forment une trépidante paire de divas dont les duos, aux apparences de tubes de Broadway, sont finement coordonnées dans la voix (la rondeur légèrement contenue de l’une s’alliant avec la voix plus tranchante de l’autre), dans les gestes (les mouvements dansés), dans l’expression (les mimiques) comme dans l’habillage (une robe de chambre rose pour l’une, verte pour l’autre). Enfin, le trio des trois fantômes (du XVIIIe, du XIXe et du XXe siècles et incarnés par Carl Ghazarossian, Sophie Marin-Degor et Victor Sicard) installe une ambiance d’un autre monde de leurs sonorités diaphanes, mirifiques et inquiétantes, élancées des quatre coins de la scène, avant de s’incarner dans le cachot en des personnages erratiques aux costumes déjantés.
L’ensemble est soutenu par la direction méticuleuse d’Arie van Beek, qui accompagne fosse et plateau avec un même souci. Le dialogue entre chanteurs et musiciens se fait alors aisé : les départs sont précis, les passages fortissimo emplissent l’espace de la salle sans étouffer les voix. De la partition du compositeur, l’Orchestre de Picardie, composé de seize musiciens, distille le mystérieux, le fantastique, et installe des atmosphères captivantes au son des cordes et des cuivres, du célesta, des arpèges pincés de la harpe ou des percussions balancées et inquiétantes caractéristiques de l’autre mère.
Une création vivement applaudie par un public de petits et de grands venu majoritairement en famille pour l’occasion.