De la maison des morts à Bruxelles, brutale réalité
Personne ne peut prétendre connaître vraiment une nation sans avoir vu l'intérieur de ses prisons - Nelson Mandela
Inspiré du livre de Dostoïevski, Souvenir de la maison des morts (inspiré par son incarcération quatre ans durant suite aux révolutions de 1849), Leoš Janáček, grand russophile et qui a puisé plusieurs thèmes de ses opus dans la littérature russe, adapte lui-même le livret en tchèque, opérant la construction de son opéra par collage, comme un monteur de cinéma, distillant les souvenirs de l'auteur russe pour faire naître avec liberté et empathie des personnages plus vrais que nature. « Ancré dans la terre ou dans quelque sphère spirituelle » comme il aura pu le dire, De la maison des morts est une œuvre humaniste, où la lumière semble briller dans l’obscurité crasse de toutes les nations. L’ultime échantillon social d’une société cruelle, ce bagne sibérien devient prison universelle aux allures plus modernes dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski. Celle que chacun imagine, ses grillages, ses murs de bétons et néons glaciaux, son sol froid mais aussi son terrain de basket laissant naître pourtant l’espoir de la possible liberté d’âme (l'aigle blessé puis guéri par les prisonniers est ici un basketteur : il ouvre et referme l'œuvre sur un panier, aspiration à l'altitude et la liberté à l'image de ses camarades danseurs en fusion). Dans ce bouillon social qu’est la prison de Sibérie, De la maison des morts montre les rouages de la justice cruelle et froide d’une tombe de béton, silencieuse d’avoir trop étouffé les cris des hommes. Le récit est pluriel : le vécu de ces truands et malfrats qui se racontent, victimes d’un destin tracé à la lame. Ils sont innocents, assassins, voleurs, emprisonnés à vie ou durée déterminée, tous suent leur névroses grâce à la prosodie des mots, vers le chant.
Sous la direction musicale de Michael Boder, la partition de Leoš Janáček puise ses sonorités dans les outils métalliques, et veille à travailler le motif avec une modernité crue, presque cinématographique, teintée de bruits du quotidien des prisons, entre barreaux et chaines. Les voix masculines témoignent des strates de l'enfermement, lourdes de mémoire et de témoignages, puissantes, parfois en force. L’œuvre monumentale est surtout mâle et collective, un camp de travail vocal d'où les solistes se détachent parfois. Le récit s’ouvre sur l’entrée d’Alexandr Petrovič Gorjančikov, interprété par Sir Willard White, sa voix tempérée, profonde et chaude. Affirmée, sa prestance correspond tout à fait à la noblesse du chanteur qui se dévoile en accord avec son physique impressionnant.
Le jeune prisonnier, fameux rôle d’Aljeja au timbre infantile et d’une très belle pureté est ici offert au ténor canadien Pascal Charbonneau qui fait ses débuts à La Monnaie de Bruxelles. Sa voix suave, dessinée par un naturel désarmant se déploie librement en un tour de force vocal et un jeu maîtrisé, noble et surtout libre. Une éloquence qui en impose par la lyrique douceur sur ce plateau et cet univers.
Présent, et très dynamique, Štefan Margita étonne de graves et de puissances dans le rôle de Luka Kuzmič. Sa voix éclatante et son jeu habité lui assurent une présence de ténor remarquée. Fou d’être enfermé, névrotique et despotique, il règne en roi borgne sur ce royaume d’aveugles avec force et intensité.
Personne ne pourra passer à côté de la très belle performance théâtrale de Nicky Spence, au service total du rôle. Audacieux, vif et vulgaire, le prisonnier brutal, oppressif et violent que le public bruxellois avait pu voir à Bozar grâce au Te Deum de Bruckner (comme deux de ses collègues du soir) s’offre ici avec une liberté géniale. Survolté, il s’impose sur scène comme meneur d’une violence carcérale, absolu fou, lyrique ancré, première victime-bourreau de cet univers oppressif.
Graham Clark malgré son âge (76 ans) et son rôle du "vieux prisonnier" offre la maturité d’une voix maîtrisée et d’un personnage campé. Le ténor s’affirme avec une constance qui force le respect. Skuratov, joué par Ladislav Elgr et son air espiègle, renforce par sa vivacité la dramaturgie du rôle avec prestige. La voix du ténor, acidulée et ornementée se dessine avec une belle puissance et une affirmation scénique audacieuse.
Seule femme de la pièce, la prostituée, incarnée par la mezzo-soprano Natascha Petrinsky semble s’imposer parmi la testostérone avec un jeu affirmé, une voix confiante et un jeu décomplexé. Légèrement poussive de chant, puissante et ronde pourtant, Natascha Petrinsky devient le symbole féminin victime des vices masculins. Un rôle lourd à porter. La basse russe Alexandre Vassiliev se prononce dans le grave avec une redoutable adaptation au rôle de Gouverneur de prison. Sombre, austère et légèrement en économie de jeu, la voix est assise, profonde et sûre.
Lourd à porter, le testament musical de Leoš Janáček semble heurter le chef d’orchestre Michael Boder qui laisse peu de nuance dans la pièce. Cruel et littéral, il dirige cependant en accord avec le poids du propos, manquant parfois de finesse, mais jamais de profondeur. De la Maison des Morts se livre comme un béton brut, rugueux et heurtant. Survolté pendant une heure et demi, l’alliance des voix chorales et d’un orchestre sombre et brutal perd de nombreuses harmonies, mais dans l’ensemble l’Orchestre Symphonique de la Monnaie relève le défi avec une belle puissance.
En marge de La Maison des Morts, l’initiative « Un pont entre deux mondes », qui existe depuis 1999, offre aux prisonniers de certaines prisons belges des cours de chants chaque semaine. La pièce de Leoš Janáček trouve l’occasion d’exister au sein même des univers carcéraux.