Le Château de Barbe-Bleue/La Voix Humaine à l'Opéra de Paris : une 3e oeuvre miraculeuse
Le pari était osé. Réunir dans une même soirée, Bartók et Poulenc, un livret de Balázs d'après Perrault et un livret signé Cocteau, il fallait le faire. Warlikowski l'a fait. Pourtant, les deux œuvres sont ficelées sur une même toile de fond, celle, profonde et arachnéenne, de l'inconscient. Dès la levée de rideau, le prestidigitateur Warlikowski annonce la couleur. Ces deux œuvres ne feront qu'une ce soir. Et seront hypnotiques. Que le spectacle commence !
Ekaterina Gubanova (Judith) et John Relyea (Barbe-Bleue) © Bernd Uhlig
Durant le prologue du Château de Barbe-Bleue, John Relyea fait ainsi apparaître Barbara Hannigan en lévitation sous les yeux médusés d'Ekaterina Gubanova, assise dans le public. Convaincante en femme prisonnière de son syndrome de Stockholm, Gubanova, de soie verte vêtue, manipule avec aisance graves et aigus dans un hongrois découpé avec adresse. Transformée en héroïne faussement glacée des studios hollywoodiens, multipliant les poses lascives, Gubanova donne corps à une Judith au glamour aviné, aguicheuse et castratrice. Face à elle, John Relyea séduit d'emblée par son incarnation profonde et travaillée d'un Barbe-Bleue plus victime que bourreau, davantage enfant que maître, plus magicien inoffensif que tortionnaire sanguinaire. Élégant dans son smoking cintré, la basse canadienne au timbre sombre affronte les déferlements orchestraux sans difficulté, tout en réussissant à donner au personnage le relief du monstre humain, qui rentre, porte après porte, au plus profond de son inconscient.
Ce soir, nos repères s'évaporent. Tandis que les images projetées de la salle vide du Palais Garnier appellent à l'introspection, les séquences de La Belle et la Bête, utilisées comme fil conducteur entre les deux œuvres, nous rappellent que Cocteau s'était échiné, malgré un état d'épuisement total et un internement à l'Hôpital Pasteur, à imprimer le charme des contes-types sur pellicule. Sur scène, pas de changement : la maison aux parois de verre translucide, le divan et le meuble où trône la carafe à whisky servent de décor aux deux œuvres.
Barbara Hannigan (Elle) © Bernd Uhlig
Rompue à toutes les audaces scéniques, telle que Poulenc avait ainsi pressenti Denise Duval, Barbara Hannigan transcende ce rôle de femme à la souffrance banale. Sa voix cristalline trouve avec justesse l'intonation -difficile à appréhender-, énonce avec respect le « dosage attentif » de l'écriture de Cocteau, tandis que les spasmes de son corps ankylosé par la douleur en évoquent les silences, les pointillés. Durant ce dernier coup de fil à l'homme qu'Elle aime, le téléphone reste outrageusement sur la commode année 30 ; l'homme menteur se trouve sur scène ; la soprano canadienne taille cette « victime médiocre » à vif, juchée sur des talons vertigineux. Dans ce corps à corps avec l'orchestre, Hannigan chante sa souffrance comme une bête blessée sans jamais donner l'impression ni de jouer la comédie ni de peiner avec le langage de Cocteau.
L'Orchestre de l'Opéra national de Paris, sous la conduite d'Esa-Pekka Salonen, lui répond avec excellence. Le chef finlandais, trop rarement invité dans les fosses parisiennes, ne lâche rien à la dramaturgie de Bartók ni aux quarante minutes de tension de Poulenc. Et c'est avec une exquise fluidité que sa baguette exalte les deux partitions. Des artistes merveilleusement stupéfiants en somme, dans ce couplé Château de Barbe-Bleue/Voix Humaine réglé d'une main de maître. Du grand art.
Réservez vite vos places pour le Château de Barbe-Bleue/La voix humaine (à partir de 210 €, catégories 1 et Optima uniquement).