La Bohème : quand Buenos Aires s’énamoure de la vie parisienne
C’est un ménage à trois que La Bohème entretient avec Buenos Aires par l’entremise de l’Italie, de la France et de l’Argentine. La saison lyrique s’y étale de mars à décembre (l’interruption des mois de janvier et février correspondant à l’été austral, hémisphère sud oblige). La programmation de la saison 2018 du Colón crée ainsi un horizon d’attente savamment entretenu auquel un printanier mois d’octobre, qui a placé La Bohème à l’affiche, a enfin mis un terme.
La direction de l'Orquesta Estable del Teatro Colón, assurée par Joseph Colaneri, chef américain invité déploie la justesse des nuances sonores, la rigueur métronomique des tempi ainsi que la précision des couleurs (à mettre à l’actif de celui qui, en plus de ses engagements internationaux, dirige actuellement le département opéra de la Mannes School of Music de New York). C’est tout le potentiel de l’excellent orchestre argentin qui place les chanteurs dans un véritable écrin.
Marina Silva, jeune soprano argentine est naturellement attendue par un public curieux de découvrir son « Sì, mi chiamano Mimì » : cette chanteuse sait démontrer son implication dans le rôle, servie tantôt par une fragilité gracile et chatoyante qui contribue à planter son personnage maladif, tantôt par un lyrisme bien maîtrisé. L’envolée "Ma quando vien lo sgelo…" (Mais quand vient le printemps…) impressionne et dévoile d’entrée le potentiel et la puissance d’une voix qui surprend et charme l'auditoire, comme elle charme le poète Rodolfo, interprété par son compatriote Gustavo López Manzitti. Très à son aise dans ce rôle, ce ténor, qui mène une jolie carrière entre l’Europe et les Amériques, marque les esprits par l’assurance et la plasticité de sa voix, la chaleur de son timbre surtout, malgré quelques imprécisions dans son jeu dramatique comme, par exemple, au moment de cacher la clé de Mimi retrouvée à l’insu de cette dernière lors de leur rencontre au premier acte.
Le Brésilien Vinicius Atique, excellent baryton dans le rôle du peintre et les Argentins Emiliano Bulacios (basse) et Cristian Maldonado (baryton) interprétant respectivement le philosophe et le musicien, témoignent que la complémentarité des tessitures dictée par la partition trouve ici une impeccable cohérence vocale et dramatique qui ne tombe jamais dans la caricature et fait briller d’un vérisme de bon aloi cette confrérie bohème. Les qualités d’acteur portent le baryton Gustavo Gibert dans le rôle drolatique du propriétaire Benoit, personnage campé lors de sa visite sur un piano droit en guise de tabouret afin d’asseoir le burlesque d’une scène comique originale dans sa conception et fort réussie dans son exécution.
C’est sur un « Ooooh » collectif, spontané et unanime des quelques 2500 spectateurs (réaction rarissime au Colón !) que s’ouvre le rideau sur l’acte II de La Bohème. Les yeux ébahis du public s’ouvrent grands eux aussi face à des choix de décors (signés Enrique Bordolini) qui ont nécessité deux mois et demi de construction dans les ateliers du Teatro Colón et une mise en scène de Stefano Trespidi qui mettent en valeur ce que Puccini avait prévu d’appeler un véritable « tableau », au sens pictural du terme. L’ampleur vertigineuse de l’immense plateau dévoilé dans toutes ces profondeurs et le vérisme grandiloquent des décors participent de cette impression. Si les somptueux et ingénieux décors en trompe-l’œil des galeries parisiennes lors de la représentation de La Bohème au Teatro Real de Madrid en décembre 2017 (à revoir ici en intégralité) avaient pu marquer les esprits pour leur originalité architecturale, c’est au contraire davantage une véritable composition humaine que loue à juste titre le public du Colón dans ce deuxième tableau.
La parfaite maîtrise des deux chœurs (Coro estable et Coro de Niños del Teatro Colón) contribue largement à cette réussite musicale et dramatique, tandis que la performance d’actrice de Paula Almerares (soprano argentine dans le rôle de Musetta) ne vient pas démentir la très haute tenue d’un spectacle qui trouve là un rythme d’ensemble, une belle énergie de troupe qui galvanise le public.
Ce spectacle laisse les spectateurs forts satisfaits de cette belle découverte au parfum de vie parisienne, toujours empreint d’un enthousiasme électrique et d’une nostalgie sans limite. À l’image, finalement, des rues de Buenos Aires et des Porteños eux-mêmes.