La Cour de Serse triomphe au TCE
Se déplaçant avec naturel à travers le plateau et parmi les instrumentistes, ne regardant qu'épisodiquement leur partition qui sert presque davantage d'accessoire scénique (notamment de cornet à fleurs) que d'aide-mémoire, chantant avec un petit ensemble depuis les coulisses lorsque le livret et l'amour à portée de voix le demandent, interagissant en artistes de théâtre, les interprètes de cet opéra de Haendel rappellent combien une version de concert peut être un spectacle. D'autant que la dimension spectaculaire est aussi bien dans les corps, les instruments que les gosiers.
Royal Serse (Xerxès, souverain de Perse), Franco Fagioli triomphe une nouvelle fois, dès les premières minutes de la soirée (Haendel ayant placé d'emblée le sublime air "Ombra mai fu"). Maître enflammé de l'artifice, la voix et le corps ne sont que contrastes : entre ses ornements virtuoses soutenus par un bassin tortillant, une tête renfoncée, une échine soulevée au niveau des oreilles et un ancrage guttural sur une position de danseur classique (un pied légèrement en avant, l'autre arqué). Il incarne et pousse le sublime paradoxe qu'est la voix de contre-ténor lorsqu'il passe en un instant d'un baryton profond poitriné au suraigu de mezzo dans "Crude furie" ! Les mains qui écrasent son visage et ses oreilles à la fin de cet air représentent la douleur furieuse du personnage mais permettent aussi au chanteur de ne pas être assourdi par le triomphe tonitruant du public.
Chaque air et chacun des autres solistes recueille le succès public. Les deux sœurs sopranos (Romilda et Atalanta) sont amoureuses du même homme (Arsamene) mais parfaitement dissemblables -et réjouissantes. La voix envoûtante d'Inga Kalna séduit telle une sirène depuis les coulisses. Son entrée en scène est moins charmante car les aigus sont tirés et trop lancés, mais elle offre bientôt un trille de rossignol pianississimo à la limite de l'audible et du sublime. Francesca Aspromonte adore plaire et a tout pour plaire. Suave et langoureuse en même temps que frondeuse, elle se détourne souvent pour jeter des œillades frondeuses à ses partenaires comme à l'assistance, en même temps qu'elle leur adresse sa voix à l'ancre colorée et aux aigus faciles. Absolument ravie par l'effet qu'elle produit, elle offre un immense sourire (et salue même dès la fin de son air), parachevant un rôle qui rappelle sa charmante Isifile d'Il Giasone à Versailles (mais elle sait également tenir des caractères plus complexes comme l'été dernier Erismena à Saint-Denis et vous pouvez déjà réserver pour l'admirer en récital à Versailles ainsi que dans l'Ercole Amante de Cavalli à l'Opéra Comique).
D'un noir profond, des talons aiguilles à la chevelure, la mezzo-soprano Vivica Genaux incarne le rôle masculin d'Arsamene (frère de Serse, amoureux de Romilda). Franche dans la voix, le port, l'attitude mais aussi la mâchoire presque carnassière, elle soutient une ligne à la fois ferme et ornée (variations qu'elle accompagne systématiquement en remuant lèvres et menton). Delphine Galou peine à exister dans les graves de la tessiture contralto d'Amastre, mais le volume se fait moins feutré à mesure que monte sa ligne. Son interprétation conserve une qualité chambriste et sa maîtrise des variations demeure un appui discret pour son chant. C'est en dialogue qu'elle s'épanouit au mieux, grâce à Andreas Wolf (Ariodate) qui offre les fondations à l'édifice vocal par son baryton-basse aux épaisses harmoniques graves (au point qu'elles estompent la ligne de chant, alors que ses montées bien couvertes vers le médium clarifient les intervalles).
Dernier et non des moindres, Biagio Pizzuti offre une mémorable prestation en Elviro. Souvent, ce personnage de serviteur apporte une belle touche de légèreté et une parenthèse comique appréciable dans ce drame compliqué, mais il est rarement aussi drôle et assuré qu'ici : le public s'esclaffe d'admiration lorsque l'interprète vient faire le catalogue de ses fleurs avec sur la tête un châle emprunté aux Vamps et une voix grinçante. L'effet fonctionne parce que le baryton sait alterner avec un chant et un jeu de caractère, rond, souple et spirituel.
Le corps et les bras élancés et souples de Maxim Emelyanychev vont chercher jusqu'au sol une énergie catapultée vers son orchestre Il Pomo d'Oro. Lorsqu'il se rassied à son clavecin, il trépigne littéralement et rebondit en cavalcades. L'ensemble habitué à cet investissement le traduit en énergie, sans excès, et en tire un plaisir aussi visible que lors des interactions avec les chanteurs.
Pour conclure la soirée, les personnages chantent en cœur : "L'amour et l'honneur s'unissent pour remporter la palme !"
Assurément.