Horreur caustique d’un réjouissant Candide au TCE
Petit bijou d’ironie pure à l’intrigue excentrique et à la musique champagne, Candide de Bernstein est présenté en concert au Théâtre des Champs-Élysées, quelques jours après son passage à Marseille. Le plaisir manifeste que prennent les artistes à interpréter la partition est le signe le plus évident de la richesse de cette œuvre. La terrible intrigue (il est ici question de viols, de meurtres, de guerres, de maladies, de catastrophes naturelles, d’escroqueries, de prostitution, et de la désillusion d’un optimiste) provoque les rires et applaudissements réguliers du public, preuve de la finesse de l’écriture. Pourtant, l’équilibre de l’œuvre est défavorable : alors que l’effet de surprise stylistique s’estompe et que le livret réserve moins de fantaisies, la pulpe musicale retombe également au second acte.
Le chef Robert Tuohy, à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Marseille, ne peut s’empêcher de danser sa battue, claire bien que minimaliste, dans un style d’ailleurs proche de celui de Bernstein lui-même lors de la création de sa « version finale » en 1989 (voir la vidéo ci-dessous). Sous sa direction resplendit la vivacité des cordes, l’ironie des tubas et la précision des percussions, mais aussi la flûte virevoltante ou les martiales trompettes. Les ruptures d’ambiance, de tonalité ou de rythme (du binaire au ternaire) s’opèrent avec souplesse. Le Chœur de l’Opéra de Marseille, malgré quelques flottements rythmiques lorsque la cadence s’accélère, brouillant totalement la mélodie, présente des pupitres bien définis et équilibrés.
Fait assez rare, sur sept solistes, six sont français : ils offrent ainsi une parfaite diction… anglaise. Le rôle de Cunégonde est dévolu à Sabine Devieilhe, dont la parure brille de mille feux. Dès l’ouverture, l’évocation du thème de son air provoque son sourire. De fait, celui-ci s’avère un stupéfiant exercice de jongleries vocales : sa voix fine et terriblement nuancée (qui pourrait encore gagner légèrement en volume) voltige sur la crête ciselée d’une ligne de chant maîtrisée, s’appuyant en permanence sur le sens de chaque note. Le velours de son timbre vibre par ailleurs avec finesse dans de pétillants duos ou ensembles. En Candide, Jack Swanson (qui a déjà chanté le rôle en janvier à Kansas City) enchaîne les airs mélancoliques, signes des doutes croissants de son personnage, de son timbre corsé et sombre, sûr aux deux bouts d’un large ambitus, ponctuant ses interventions de longues tenues au vibrato serré et régulier, témoignant d’un souffle large. Il maintient sa belle projection du piano lancinant au forte révolté.
Sur sa chaise haute de crooner, d’un parfait anglais, Nicolas Rivenq narre l’histoire de Candide, chante le rôle de Pangloss et rit de celui de Martin. Malgré quelques problèmes de rythme et de justesse dans les transitions entre les registres, la noblesse de son port et de son timbre charme aussi bien dans les graves ombragés que dans les doux aigus. Avec un plaisir non dissimulé, Sophie Koch interprète « La Vieille dame » avec un accent improbable. La partition sollicite autant son timbre profond de mezzo, que des aigus vifs et tranchants. Elle appuie sur son vibrato pour évoquer l’ennui ou la cupidité, et danse sur son grand air sous le regard amusé de ses collègues.
Au fur et à mesure que ses rôles s’élargissent, Jean-Gabriel Saint-Martin (Maximilien) assied sa place au sein de la nouvelle génération d’une très belle école de barytons français. Son timbre brillant bien que ténébreux reste élégant quand il s’élève dans l’aigu, toujours développé par des résonateurs efficaces. Kévin Amiel, le nez plongé dans sa partition, ne s’amuse pas moins de ses divers petits rôles. Son timbre coloré au vibrato rapide s’épanouit dans des aigus vaillants une fois la voix échauffée (les premiers étant toutefois très tirés). Il franchit sans altération du timbre la difficulté (visible toutefois) des graves qui parsèment ses interventions, et s’amuse des aigus. En Paquette, Jennifer Courcier garde de bout en bout un sourire en coin mutin, gratifiant ses courtes interventions d’une voix fine et pure, qui ressort cependant peu dans les ensembles. Un beau legato fluidifie son phrasé, qui y gagne en musicalité.
Lucide, le public conclut par des applaudissements appuyés, que la musique de Bernstein « is happiness, indeed » !