Vivaldi ou le triomphe des femmes à la Philharmonie de Paris
Cette œuvre s’inscrit dans la continuité du travail de Jordi Savall sur l’histoire mouvementée de l’Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles. En effet le sujet du livret, la résistance du peuple juif face à l’invasion des troupes assyriennes, est en fait une allégorie de la guerre entre l’Empire ottoman et la République de Venise au moment de la création de l’œuvre.
Juditha triumphans était destinée aux orphelines du Pio Ospedale della Pietà à Venise. Par conséquent son effectif vocal est exclusivement féminin, tant les parties solistes que les parties de chœur. Les douze chanteuses de l’ensemble La Capella Reial de Catalunya, préparées par Lluis Vilamajo, émerveillent dès le premier chœur des soldats assyriens. Le son d’ensemble est exceptionnel de rondeur, de précision et d’homogénéité.
Bien que le sujet traite d’un fait tragique (Judith finit par trancher la tête de son ennemi Holopherne), la musique de Vivaldi est envoûtante de douceur et de sensualité. L’utilisation d’instruments inhabituels en dit long sur la richesse du parc instrumental dont disposait l’Ospedale della Pieta, contribuant grandement au climat particulier de l’œuvre : deux clarinettes pour le chœur des assyriens « Plena nectare non mero », un chalumeau soprano pour l’air de Judith « Veni, veni, me sequere fida », mais aussi une viole, une mandoline, deux flûtes droites : une grande variété de timbres qui met en valeur la qualité des interprètes du Concert des Nations à cette occasion étoffé (34 musiciens) que dirige très sobrement Jordi Savall, avec une économie de gestes. Rien ne perturbe son calme ni sa pulsation, même quand le joueur de chalumeau se fait attendre sur scène et que Jordi Savall, s’excusant auprès du public, va le chercher en coulisse.
Marianne Beate Kielland, prête sa voix de
mezzo-soprano au rôle-titre. Elle possède la suavité nécessaire
pour charmer et amadouer Holopherne (général des assyriens), afin
de lui demander grâce. Dans l’air « Veni, veni,
me sequere fida »,
la douceur de son timbre se marie à celle du chalumeau qui
l’accompagne. Sa voix ronde et chaleureuse imite le tendre chant
d’une tourterelle pour affirmer son affection envers sa suivante Abra.
Par ailleurs elle convoque toute son énergie et sa puissance au
moment où Judith se prépare à perpétrer l’acte fatidique. Jordi Savall, alors, rejoint un groupe de violes soutenant
l’intense récit de la mezzo-soprano « exceptionnellement
forte et ferme avec une voix pure et de qualité, ample et d’une
inaltérable sincérité d’intonation » (comme le demande le programme de salle).
Rachel Redmond possède une voix idéale pour interpréter le rôle de Vagaus : l’émission très précise et souple, le timbre bien défini et clair dans une agilité époustouflante. C’est à ce personnage qu’échoit l’air le plus virtuose de la partition, « Armatae face, et anguibus » au moment de découvrir le corps de son maître décapité. Cet air de fureur est mené à un tempo d’enfer auquel la chanteuse adhère sans sourciller, impressionnant le public qui l’ovationne sans attendre la fin du concert.
Holopherne demeure ambivalent avec une partie plus restreinte que celle de son serviteur et une musique très sensible, rendant sympathique son personnage par ailleurs détestable. Marina de Liso lui prête sa voix ronde de mezzo-soprano, favorable à la sensualité qui se dégage de la musique de Vivaldi. Elle montre quelques fragilités dans son premier air « Nil arma, nil bella » : certains sons émis par en-dessous et un grave manquant de puissance. Mais ces limites disparaissent dès le da capo (reprise initiale) avec une ornementation favorisant le registre plus aigu et des vocalises irréprochables.
Lucia Martin Carton est une Abra juvénile à la voix fine, placée très devant dans le masque, et au vibrato restreint. Faisant partie du Jardin des voix (ainsi que Rachel Redmond) dirigé par William Christie, elle affirme un style exemplaire. La souplesse de son émission vocale alliée à une grande précision offre un très beau duo avec le violon dans « Fulgeat sol frontis decorae ». Kirstin Mulders n’apparaît qu’en deuxième partie dans le rôle d’Ozias. Bien que n’ayant que deux airs, le personnage est important : il est le prêtre qui espère voir la mission de Judith couronnée de succès et qui d’une voix sombre, richement timbrée et au vibrato rapide, l’accueille à la fin de l’œuvre : « Et Juditha triumphans », acclamation attestant la victoire d’un peuple sur son oppresseur, thème cher à Jordi Savall.