L’Amphithéâtre Bastille comblé pour la masterclass de Philippe Jordan
Philippe Jordan commence la soirée par un discours rappelant la difficulté de l’exercice qui consiste en une mise à nu des artistes. Ceux-ci doivent sortir de leur zone de confort, prendre des risques devant l’auditoire afin d'explorer des possibilités d’interprétation pouvant parfois mener à un résultat moins esthétique dans un premier temps. Il précise ensuite la difficulté du genre de l’opérette qui n’a de léger que son propos tandis que les qualités vocales et techniques qu’elle requière doivent être solides, saines et associées à un jeu d’acteur important, le tout dans une diction parfaite de l’allemand. Le maestro rappelle enfin que son expertise est celle d’un chef d’orchestre et non d’un professeur de chant.
Angélique Boudeville, soprano, accompagnée au piano par Edward Liddall, est la première à s’essayer à l’exercice en offrant une interprétation intense de Rosalinde dans l’Acte II, scène 12 « Klänge der Heimat » (les sons de ma Patrie) avec des capacités vocales impressionnantes. Sa voix est profonde, large et projetée, solide sur l’ensemble de sa tessiture grâce en partie à la maîtrise de son souffle qui lui permet de chanter tous ses aigus sans aucun effort apparent. Philippe Jordan lui demande de contextualiser l’air dans l’opérette, puis il pointe l’importance de la dualité entre l’énergie donnée par une rythmique folklorique associée à la langue hongroise d’une part et la nostalgie de la patrie d’autre part. S’ensuit un travail de précision sur cette rythmique qui doit être rigoureusement respectée et marquée par le chant. Angélique Boudeville est invitée à enlever toute trace de « gentillesse » afin d’amplifier les contrastes entre diminuendo, portamento (porté de voix) pour faire « frissonner » (comme au début de l’air « Heimat », La Patrie). Consciencieusement, la jeune soprano parvient rapidement à mettre en pratique chaque conseil pour un résultat qui séduit le public de l’amphithéâtre.
La soprano Sarah Shine prend la suite avec Benjamin d’Anfray au piano, en interprétant l’air d'Adèle, « Spiel ich die Unschuld vom Lande » (Quand je joue l'innocente paysanne) dans l’Acte III, scène 4, avec ce qui semble être une certaine fatigue vocale, sa voix légère laissant entendre un souffle et quelques délais d’émission notamment sur les piqués aigus. Philippe Jordan oppose la tradition d’interprétation à la volonté des compositeurs, ainsi corrige-t-il là le rubato (changement du tempo) qui n’a pas lieu d’être, supprime-t-il ici un rallentando inexistant sur la partition et transforme-t-il une partie chantée staccato par Sarah Shine en un beau legato. Il parvient également à amener la jeune chanteuse à incarner plus intensément les différents personnages qui se bousculent en Adèle, passant de la campagnarde mutine (il insiste sur l’accent de la campagne), à la séductrice provocante (il cite Carmen pour l’aider à trouver la bonne intention) puis à la reine digne et majestueuse.
Vient ensuite le trio « Ich Stehe Voll Zagen » (Anxieusement, Acte III, scène 1) avec Angélique Boudeville en Rosalinde, le baryton Piotr Kumon en Eisenstein, le ténor discret et un peu en retrait Maciej Kwasnikowski en Alfred et Rémi Chaulet au piano. Philippe Jordan arrête Piotr Kumon dès ses premières notes pour lui faire recommencer plusieurs fois son passage qu’il ne chante pas suffisamment piano et staccato en lui conseillant de ne pas « chanter piano mais de chuchoter forte ». Le travail se concentre ensuite essentiellement sur le personnage d'Eisenstein que le jeune baryton interprète avec une voix nasale et métallique. Le chef parvient après plusieurs tentatives à faire bégayer Piotr Kumon sur les consonnes (et non pas les voyelles comme il le faisait au début) à chacune de ses interventions, provocant l’hilarité générale.
Aux talents déjà cités, viennent se joindre les soprani Marianne Croux et Liubov Medvedeva, les mezzo-soprani Farrah El Dibany et Jeanne Ireland, le ténor Jean-François Marras, les barytons Danylo Matviienko et Alexander York pour le finale festif de l’Acte II. L’attention est particulièrement portée à conclure ce finale avec Danylo Matviienko, à la voix puissante, riche et nuancée, sur le motif qui sera ensuite repris en canon par les autres chanteurs, pour trouver et perfectionner les nuances, réduire l’impact des consonnes sur un phrasé qui doit être legatississimo et prendre le temps. Le travail impeccable du baryton est ensuite étendu aux autres qui parviennent finalement à trouver équilibre et cohérence et finissent avec un diminuendo « de la mort » qui amène sans aucun doute le frisson aux plus réceptifs de la salle.
Avec bienveillance et justesse, Philippe Jordan livre une masterclass intéressante à la fois pour les jeunes musiciens participants, pour les professionnels ou mélomanes présents dans la salle et pour le public profane qui découvre ici la rigueur, la subtilité et parfois la relative liberté que peut cacher une simple indication de tempo, d’intensité ou de caractère.