Aida Live au Metropolitan Opera : célestes Anna et Anita
Des
chevaux qui traversent la scène pour la « Gloire à
l’Égypte », un carton-pâte pharaonique à grand renfort
de statues, coiffes égyptiennes, robes drapées, surcharge de bijoux
et maquillage, un plateau qui joue avec les hauteurs en élevant ou
descendant la scène, la mise en scène de Sonja Frisell
enchante le public du Metropolitan Opera House qui n’hésite pas à
applaudir à tout rompre chaque élément de décor impressionnant.
Les amateurs de mise en scène classique sont donc servis dans ce
choix de représentation, qui a le mérite de respecter les codes
originels de démesure d’Aida, mais
s’apparente toutefois à un décor de péplum stéréotypé.
Le plateau vocal court alors le risque se cantonner à un exercice de style représentant l’unique caractéristique dominante de chaque personnage, d’une méchante Amneris à une pauvre Aida souffrante. Ce n’est pourtant pas l’effet produit par la confrontation entre les deux protagonistes féminines, tant Anna Netrebko et Anita Rachvelishvili travaillent la palette de leurs sentiments et de leur expressivité scénique et vocale.
Anna Netrebko s’inscrit dans la lignée des grandes Aida de la mythique maison new-yorkaise. La puissance du désespoir est polymorphe, dans le travail de la voix comme dans l’expressivité scénique. Qu’il s’agisse de récitatifs ou d’airs, la diction est d’une précision redoutable, la maîtrise semble totale. Dans les affres du désespoir filial ou amoureux, la soprano cherche le timbre exact par toutes ses nuances et dans chaque scène. L’éclairage spectral qui la nimbe pour le mythique « O Patria mia » prolonge sa technique superlative et l’émotion d’un air qu’elle situe entre le chant et le cri de souffrance (cri ensuite réduit aux souffles de chaque « mai più » : plus jamais). Les aigus amoureux et patriotes conservent la même fougue pour l’amour porté à Radames, mais avec un timbre plus tendre, plus velouté. Par sa voix mais aussi sa gestuelle, cette Aida, porte certes bien peu sa condition d’esclave : elle est la plupart du temps debout -sauf pour demander pardon à Amneris. Le regard est fiévreux lorsque tourné vers Radames, inquiet vers son père Amonasro, presque toujours hautain et défiant face à Amneris qui lui offre un duel pharaonique.
Amneris n’est pas qu’une princesse égyptienne gâtée. Certes, allongée sur une couche moelleuse dans le culte d’Isis, elle se voit offrir un ballet de danseurs et quantité de parfums. Certes, son père la promet à Radames, et elle défie sa rivale par un simple regard en coin, portant tout le dédain possible. L’Amneris composée par Anita Rachvelishvili n’en demeure pas moins et avant tout une femme blessée dans son orgueil et ses sentiments. La gestuelle précise du moindre élan de tendresse envers Radames est ignorée par ce dernier. Amneris souffre, mais la voix ne souffre aucune imperfection. La rage envers la « rivale abhorrée » (L’aborrita rivale) explose, tous les graves laissent pantois, d’autant plus qu’ils suivent ou précèdent, à quelques mesures d’intervalle, des aigus taillés. Chaque éclat correspond à un état d’esprit du personnage, amoureuse folle de Radames, désespérée lorsqu’elle tente de le raisonner, jusqu’aux derniers graves de « Terra addio ».
Il est ainsi d’autant plus regrettable que Radames, campé par le ténor Aleksandrs Antonenko, ne soit pas à la hauteur de ses conquêtes féminines. La « Celeste Aida » présente un timbre dissonant qu’aucune tentative de vibrato ne parvient à racheter. Toute la douceur et la tendresse attendues en début d’air sont absentes, laissant la place à une démonstration de puissance vocale inadaptée. Chargé de sa mission par Ramfis, le timbre semble s’améliorer mais se pose alors un problème d’arythmie. Soutenu par Anna Netrebko, il gagne en qualité de rythme et de diction sur leurs duos, mais souffre d’irrégularités tonales et d’aigus métalliques.
À l’inverse, le reste du plateau masculin se distingue par une bonne compréhension des personnages et des qualités sonores immédiates. Le baryton Quinn Kelsey, habitué de la maison, impose, par sa stature, un Amonasro roi d’Éthiopie naturel. Menaçant sa fille, il reprend la hauteur régalienne qu’il a perdue lors de sa captivité et fait bouillonner ses graves devant le bilan de son désastre. L'air « Suo padre» (Son père) est exécuté dents serrées sous la colère, mais reste parfaitement audible et précis dans ses intonations, la supplique suivante de la clémence adressée au Roi étant également convaincante. Tout aussi évident en Roi d’Égypte, le baryton-basse Ryan Speedo Green a l’envergure de son rôle. Majestueux et sévère, ses graves cinglent sans pitié, précis et grondants. Le Ramfis de la basse Dmitry Belosselskiy est tout aussi minutieux dans sa tessiture, adoptant le timbre solennel prompt à exprimer l’aridité de cœur qui sied au Grand Prêtre.
Les Chœurs du Metropolitan Opera, préparés par Donald Palumbo, font montre d’un travail de précision redoutable, dans les piani de l’« Immenso Ftah » dont la soprano Gabriella Reyes commande le culte, hors champ, dans des aigus envoûtants et quasi-hypnotiques. La force attendue d’un magistral « Gloria all’Egitto » se greffe avec panache et une parfaite mécanique sur la mise en scène superlative.
Le chef Nicola Luisotti adopte un tempo assez lent pour l’ouverture, avant de donner à chaque soliste l’opportunité de faire montre de son talent, de la harpe enchanteresse de l’« Immenso Ftah » à la douceur naturelle de la flûte, des clarinettes aux légendaires trompettes égyptiennes rutilantes de l’hymne triomphal et patriotique, des contrebasses funèbres de la sentence envers Radames aux cordes douloureuses de « Terra addio ». L’accueil du public est à l’image de l’œuvre, titanesque et grandiose.