Vivica Genaux, la virtuosité romantique aux Concerts d'Automne à Tours
Pauline Viardot est loin de n’être que « la sœur de » : immense cantatrice admirée de Berlioz (qui adapta pour elle le rôle d’Orphée dans l’opéra de Gluck), Meyerbeer (qui lui offrit le rôle de Fidès dans Le Prophète), Gounod (qui composa pour elle Sapho) ou Saint-Saëns (qui lui dédia la partition de Samson et Dalila), elle fut aussi l’une des rares compositrices du XIXe siècle, auteur de nombreuses mélodies et d’ « opérettes de salon » : Trop de femmes, Le Dernier Sorcier, L'Ogre ou encore Cendrillon. Ce sont ces deux facettes de l’artiste que ce « récital dramatisé » intitulé Chère Pauline se propose de faire découvrir. Pauline Viardot y reprend vie par la diffusion sonore d’extraits de lettres échangées entre elle et ses nombreux amis, la projection de gravures ou de photographies d’époque, et l’interprétation, par Vivica Genaux, d’airs qui furent inscrits à son répertoire ou de mélodies qu’elle composa elle-même, où se remarque une grande liberté formelle dans l’écriture mélodique ainsi qu’un talent réel pour créer des ambiances très différenciées : la tendresse d’une berceuse russe, la tristesse désabusée de Haï Luli, la douce mélancolie de Tsvetok (Fleur), le désespoir de Ma belle amie est morte (que l’on peut s’amuser à comparer aux versions proposées par Berlioz, Fauré ou Offenbach), la gaieté des Filles de Cadix, moins enjouées toutefois que celles, célèbres, de Léo Delibes. L’accompagnement pianistique est toujours soigné, avec parfois de belles réussites, telles les lignes particulièrement poétiques qui accompagnent la voix dans la Berceuse cosaque, ou les couleurs quasi impressionnistes du piano dans La Luciole.
Dans ce spectacle proposé par Paco Azorín (qui en signe la mise en scène), les décors et accessoires sont réduits au minimum (la maquette d’un château représentant la propriété de Courtavenel, quelques lettres), le dramatisme du spectacle étant assuré par les éclairages permettant de créer des ambiances tantôt tamisées, tantôt éclatantes (lorsque sont évoqués les triomphes scéniques de la chanteuse) et une mise en scène aussi sobre que poétique. Le spectacle est ponctué de plusieurs moments forts : entre autres exemples, la toute première scène, superbe (Pauline entre dans le noir absolu, commence à jouer au piano, la lumière se fait lentement, le pianiste arrive et prend le relais de la chanteuse, au milieu même d’une ligne mélodique sans que celle-ci s’interrompe), ou encore celle, poignante, où la jeune Pauline (Vivica Genaux), regarde les photographies jaunies de la chanteuse prise à l’hiver de sa vie. Quelques procédés fonctionnent un peu moins bien (la diffusion de textes parlés sur la musique, par exemple entre les deux strophes d’une mélodie), certains choix musicaux sont un peu curieux (pourquoi avoir tronqué l’Air du Saule de Rossini ? Pourquoi choisir l’introduction du premier duo Rigoletto/Gilda pour évoquer le succès de Pauline ?), mais globalement le spectacle est intelligent, beau, très émouvant.
Tout ou presque repose sur l’interprète principale, seule en scène pendant près d’une heure trente sans entracte – avec le pianiste (dont la complicité avec la chanteuse est évidente, et dont le jeu est aussi précis que poétique. Seul l’air d’Orphée aurait peut-être mérité un peu plus d’emphase et de brillant). Vivica Genaux, rayonnante dans la magnifique robe imaginée par Jesús Ruíz, s’investit totalement dans le projet.
Avec ses cheveux noirs tirés en arrière et élégamment ramenés en chignon, son sourire radieux, ses yeux noirs qu’agrandissent deux longs sourcils finement tracés, l’identification avec Pauline Viardot est tout à fait possible, d’autant que la mezzo américaine vit son rôle passionnément et dévoile ici de vrais talents de comédienne, même si elle ne parle pas sur scène (c’est cependant la voix enregistrée de la chanteuse qu’on entend). La flamme et l’engagement qui, d’après Berlioz, étaient ceux de Pauline Viardot, se retrouvent chez Vivica Genaux. Sa voix et sa technique présentent certaines singularités : des sonorités souvent nasales, un grave qui se perd parfois dans les joues, des vocalises un peu mécaniques, un vibrato prononcé lorsque les notes sont tenues. Et pourtant, non seulement ces singularités n’entachent pas le charme immédiat qui émane de l’artiste, mais elles y contribuent même, sa voix et son art du chant refusant de se laisser formater aux canons actuels, peut-être un peu trop centrés sur le seul critère du beau son. Quoi qu’il en soit, en dépit d’une intelligibilité du texte ou d’une liaison entre les registres pas toujours parfaites, d’un très léger enrouement récurrent, d’un aigu un peu court (celui du rondeau final de Cenerentola donné en bis, par ailleurs irrésistible de virtuosité enjouée, est juste esquissé), le charme opère : le public ne résiste pas aux vocalises ébouriffantes de l’air d’Orphée, ni à la sensibilité et l’émotion dont elle pare les mélodies composées par la cantatrice.
Dans un français parfait, Vivica Genaux explique à la fin du spectacle la passion qui l’habite pour Pauline Viardot depuis près d’un quart de siècle : c’est cette passion, à n’en pas douter, que le public reconnaissant a décelée dans la performance de l’interprète, et c’est cette passion qui a permis à la chanteuse d’incarner aussi intensément cette figure légendaire du chant français.