La Traviata rejoint l’univers et l’esthétique de Bob Wilson
La Traviata de Verdi se prête une nouvelle fois à l’univers de Bob Wilson, à l'occasion de cette reprise luxembourgeoise d’un spectacle qui a déjà fait ses preuves en 2015 au Landestheater de Linz ainsi qu’à l’Opéra de Perm, en Russie, lors de la saison 2016-2017. Conçue à la demande de Gérard Mortier, suite au succès de la production parisienne de Madame Butterfly, la mise en scène de Robert Wilson se déroule dans un univers d’où est absent tout élément de décor. Seuls de mystérieux éléments mobiles, suspendus ou posés à même le sol, emplissent occasionnellement un espace par ailleurs illuminé de sublimes éclairages. Ces abstractions évoquent tour à tour le cristal, la glace ou encore des cellules cancéreuses, figurant la maladie galopante de Violetta. Au deuxième tableau du deuxième acte, des barres lumineuses évoquent des épées de Damoclès, pesant sur un univers social en pleine décomposition. Dans un tel cadre, les personnages évoluent tels des automates, régis par une gestuelle mécanique qui paradoxalement, en niant toute fluidité physique et en soulignant l’artificialité du geste, touche à leur vérité psychologique. Par effet de contraste, le début du troisième acte, au cours duquel une Violetta agonisante retrouve quelque fluidité, touche au sublime. Au risque d’être infidèle au texte (non-respect des didascalies, omission des gestes scéniques les plus élémentaires), l’épure de ce spectacle parvient en fait à créer des émotions nouvelles, que soulignent l’intelligence des éclairages, les changements de couleur, l’hyper-stylisation du jeu des personnages. Sont également à noter la beauté des coiffures et des costumes, eux aussi hyper-stylisés dans leur lissage, dans leur aspect moiré et dans leurs couleurs résolument pastel.
Le succès d’une telle production, qui renonce à l’emphase et à tout élément de kitsch, tient en grande partie à la contribution de l’orchestre et de son chef, totalement en phase avec les partis pris de Wilson. À la tête de l’orchestre et des chœurs musicAeterna de l’Opéra de Perm, qu’il a lui-même créés, Teodor Currentzis adhère pleinement au processus de « désentimentalisation » entrepris sur le plateau. D’une imagination rythmique débridée, allant d’étirements de tempi poussés jusqu’à l’extrême, à des accélérations qui dans un autre contexte pourraient paraître insensées, sa direction contribue à susciter l’émotion de l’épure - le tout dans une osmose entre la fosse et le plateau.
Les comprimarii, impeccablement tenus, font tous honneur au renouveau de l’école de chant russe, notamment les voix graves, du Baron Douphol de Viktor Shapovalov au Marquis d’Obigny d’Alexey Svetov, en passant par le noble Grenvil de Vladimir Taisaev (le Gaston de Nikolay Fyodorov est plus en retrait). Chez les dames, le soprano d’Elena Yurchenko séduit davantage que le mezzo un peu raide d'Annina (Natalia Buklaga, très crédible toutefois scéniquement en Flora).
Peut-être moins investi dans le concept de la mise en scène, le baryton grec Dimitris Tiliakos (connu du public de Bastille pour son incarnation de Macbeth par Tcherniakov) fait valoir une belle voix de velours, même si son intonation n’est pas toujours impeccable, en tout cas dans le duo de l’acte II. En Alfredo, le ténor canarien Airam Hernández (qui vient de quitter la production de Toulouse), est doté d’un timbre solaire et d’une superbe diction. Il tient parfaitement la ligne du duo du troisième acte qui souvent met les ténors en difficulté. Peu connue du public européen, Nadezhda Pavlova offre des éclats virtuoses au premier acte, même si son suraigu de l’air final, peut-être tenu un peu trop longtemps, n’est pas dénué de quelque stridence. Elle n’en manque pas moins de conviction au deuxième acte, où l’organe qui n’est pas en soi d’une très grande richesse harmonique s’épanouit pleinement dans les longues phrases du duo avec Germont ou dans le finale concertant du deuxième tableau. Le troisième acte, qui lui permet plus que les deux autres de faire valoir sa science du pianissimo et du mezza voce, est de loin le plus réussi.
En somme, tous les éléments sont réunis pour proposer une lecture décapante, intelligente et finalement émouvante d’un chef d’œuvre du répertoire à redécouvrir sous un éclairage entièrement renouvelé.