Orphée et Eurydice : Black Mirror à l’Opéra Comique
Un immense miroir noir, large et haut comme l'espace scénique se soulève pour former une diagonale, une hypoténuse au plateau, réfléchissant et suspendant dans les airs l'image des personnages sur scène et du sol (couvert par une grande toile : Orphée ramenant Eurydice des enfers peinte en 1861 par Jean-Baptiste Corot). Les héros du drame et les chœurs d'ombres deviennent ainsi les personnages du tableau, à la fois terrassés au sol (par leurs corps) et flottant dans les airs (par leurs reflets, comme leurs âmes). Dans ce canevas poignant, la mise en scène est davantage la mise en espace d'un tableau : les mouvements sont épisodiques, lents et mesurés, les interprètes chantent principalement immobiles, comme en concert (ou plutôt comme cloués par la douleur). Les mouvements des personnages sont empruntés aux postures antiques, les mouvements du plateau sont aussi sublimes que pertinents, à commencer par la trappe qui engloutit Eurydice dans l'obscur abîme. Le tableau de Corot sur lequel elle reposait s'enfonce avec elle, devient son linceul, la toile est tirée, striée de plis, déformant son univers à l'image de la douleur qui envahit le monde avec la mort d'Eurydice (comme le cri de Munch transfigure le monde entier autour de lui). Le miroir noir, avec de savants jeux sur son inclinaison, passe de l'opacité réfléchissante à la transparence, laissant voir d'autres spectres, versions du même tableau et cercles de l'enfer. Pour plonger complètement le spectateur dans les ténèbres, les sur-titres s'interrompent et des ouvreuses entrent même discrètement au milieu et à la toute fin du spectacle. Munies de caches au bout de perches, elles obstruent jusqu'à la faible lumière indiquant les issues de secours : le public est ainsi plongé dans un noir glaçant.
Sur les partitions, Orphée et Eurydice est ici donné dans la "version Berlioz" de 1859, Orphée y étant une mezzo-soprano avec texte en français (comme il sied à l'auguste institution qu'est l'Opéra comique de Paris, qui a toujours défendu le répertoire national et avait pour tradition de traduire les opus étrangers). En fosse, c'est une version d'origine qui est offerte, sur instruments "pré-classiques", mais sans clavecin (les accompagnements revenant à des miscellanées de cordes pincées ou au contraire longuement tirées). Le génie de l'œuvre impressionne notamment dans sa fusion des styles, annonçant des élans romantiques, dans le cadre d'une impeccable forme classique, avec une passion amoureuse, religieuse et baroque. L'Ensemble Pygmalion dirigé par Raphaël Pichon peut ainsi laisser miroiter l'impressionnant travail au long cours effectué sur les Passions et Cantates de Bach. Chœur et orchestre sont à l'unisson pour cette musique, sublime de la première à la dernière note. La justesse est parfaite, dans les fréquences, les rythmes, comme les intentions (les gestes des instrumentistes comme les mouvements du chœur sur la scène). L'oxymore de la partition entre amour et deuil est rendu par les harmonies lumineuses espérant la résurrection en même temps que la douleur terrassante, la douceur en même temps que le lyrisme, un son précis et pourtant étiré.
Marianne Crebassa est habituée aux personnages masculins, "en pantalon". Elle leur a même dédié un album (Oh, Boy !). Son travestissement en Orphée est ici montré par son costume de soirée moderne et sa courte perruque blonde. Ces oripeaux la corsètent toutefois dans un caractère trop strict qui semble figer son visage impassible (loin du deuil légendaire vécu par Orphée). Les graves ne sont que caressés car elle ne convoque pas la voix de poitrine. Le medium vibré très serré mène à un aigu qui l'est également. Elle assume cependant d'immenses passages a cappella, étirant des cadences qui balayent plusieurs gammes et elle assure avec une endurance éprouvée ce rôle sans répit, jusqu'au summum d'intensité finale sur l'air sublime "J'ai perdu mon Eurydice".
Malgré une irritation vocale, Hélène Guilmette a tenu à interpréter Eurydice. La voix est certes lointaine, mais elle illustre bien ainsi l'inaccessible Eurydice perdue aux enfers. Moins large que les deux autres solistes, elle est plus grande en harmoniques grâce à un vibrato très vertical. L'articulation est cotonneuse mais le mezzo piano est remarquablement nourri dans son air "Fortune ennemie", qui s'élance vers des aigus assurés depuis un medium rond (mais fatiguant bientôt). Par-dessus tout émouvante lorsqu'elle meurt une seconde fois, elle annonce la terrible conclusion du drame.
Lea Desandre (qui interprète Amour) a fait de la danse et l'Opéra Comique prend clairement plaisir à en tirer parti. Dans cette salle Favart, la mezzo a voltigé parmi les voiles d'Alcione et offert une noble danse en Arcadie, elle doit ici tourner dans tous les sens en s'accrochant à un cerceau de taille humaine, avant de s'élever vers les cieux portée à bout de bras par les danseurs-circassiens. Ces mouvements sont accomplis avec une certaine aisance, mais ils demandent toutefois une grande concentration aux dépens de la ligne vocale. Sa voix ample dans le medium, touchant comme son timbre moiré n'en reste pas moins émouvante.
Cette nouvelle production de l'Opéra Comique s'inscrit dans le cadre du partenariat Beijing Music Festival et d'une très vaste coproduction avec l'Opéra de Lausanne, l'Opéra Royal de Wallonie, le Théâtre de Caen, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, l'Opéra Royal de Versailles et le Théâtre national croate. Le spectacle accomplira donc un beau voyage, y compris sur la toile : vous pourrez le visionner en intégralité sur ce lien, en direct jeudi 18 octobre 2018 à 20h00.