Du murmure au cataclysme à Bordeaux : Marie-Nicole Lemieux dans les Sea Pictures d’Edward Elgar
Marie-Nicole Lemieux était programmée à l’origine pour Les Nuits d’été de Berlioz. La substitution des Sea Pictures, tellement plus rares en France, est très heureuse. Avec le maestro Paul Daniel et le superbe Orchestre National Bordeaux Aquitaine, elle fait déferler dans l’Auditorium de Bordeaux les vagues de l’océan très Britannique d’Elgar, plein de grondements profonds, d’écume féerique et d’orages destructeurs. La contralto québécoise arrive sur scène, radieuse avec sa crinière rousse, son visage ouvert et joyeux. Au cours des cinq chansons du cycle, Lemieux incarnera la musique non seulement avec son instrument opulent, mais aussi son visage expansif, dont les expressions changeantes transposent et reflètent la peinture musicale. Sa voix est crémeuse dans les graves mais prend feu en montant vers les aigus, devenant étonnante de couleurs et d’harmoniques.
Le cycle de ces cinq peintures marines évolue graduellement, du calme de la première berceuse (Sea Slumber Song) toute en pianissimi, vers l’excitant climax de la dernière (The Swimmer). Ainsi Lemieux commence-t-elle très doucement, et ne déploiera que très graduellement la plénitude de son instrument, gardant le meilleur pour la toute fin - un contre-la à faire trembler les murs et écraser l’orchestre pourtant tonitruant !
L’équilibre entre orchestre et soliste est d’ailleurs assez délicat. Si cette première berceuse, Sea Slumber song, partout marquée pianissimo, impose à la chanteuse une retenue extrême, l’orchestration reste pourtant très épaisse, surtout quand elle imite le grondement profond de l’onde (Britten reprendra et développera ce motif pour le premier des Four Sea Interludes dans Peter Grimes). Dans l’auditorium, l’orchestre ne peut se retirer à l’arrière-plan comme dans un enregistrement, ou sous un couvercle de bois comme à Bayreuth. Ainsi la finesse de l’interprétation de Marie-Nicole Lemieux nous prive-t-elle un peu de volume au début.
L’énergie, l’intensité et l’engagement de Lemieux croissent au fil du cycle, pour finir en une explosion extatique, et la salle répond avec une ovation très enthousiaste. En bis de cette première partie, Marie-Nicole Lemieux et l’orchestre sous la baguette de Paul Daniel offrent le dernier mouvement du « Poème de l’amour et de la mer » d’Ernest Chausson, « La mort de l’Amour », où la chanteuse semble entièrement à l’aise. Sa voix est mieux équilibrée avec l’orchestre. Un moment restera longtemps en mémoire : Marie-Nicole Lemieux en duo sublime avec le premier violoncelle, (Alexis Descharmes) à la toute fin.
Le centenaire de la mort de Lili Boulanger, (1893-1918) offre l’occasion de remettre l’œuvre de cette étonnante compositrice à l’honneur cette année. D’un matin de printemps, composé initialement pour violon et piano, et orchestré l’année de sa mort, est fascinant, et mérite, avec toute son œuvre, d’être joué beaucoup plus souvent. Ce poème symphonique bref, de cinq minutes, était juste assez long pour donner un avant-goût tentateur du génie de la compositrice. L’orchestre sous la baguette de Paul Daniel joue avec délicatesse et précision, illuminant toutes les facettes de ce bijou splendide.
Pour la deuxième partie, la Première Symphonie de Mahler permet à l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine et Paul Daniel de montrer toute la joie de leur collaboration. Maestro Daniel réussit à sculpter le relief, faisant sortir une infinité de détails. Il met en valeur l’ivresse hoquetante des violons dans les danses villageoises, par exemple, ou la rumeur profonde du basso continuo, comme un fond de brume. Il construit soigneusement les crescendi depuis le néant jusqu’au cataclysme, rend cristallins les jeux très poussés de contre-point mélodiques. Chaque soliste et chaque section a son moment de gloire. L’intimité du chef avec son orchestre est évidente, parfois il lui suffit d’un regard pour communiquer avec le soliste. La conclusion apocalyptique de la symphonie de Mahler est accueillie avec une explosion tout aussi apocalyptique d’extase du public.