Les Ténèbres de Gesualdo font oublier le temps à Ambronay
Dans la grande abbatiale d’Ambronay, le chanteur et Directeur musical adjoint des Arts Florissants Paul Agnew présente le compositeur, l’œuvre et le travail de son ensemble, avec sa pédagogie toujours aussi captivante, érudite et accessible : Carlo Gesualdo (1566-1613) est un personnage au double paradoxe. Premièrement, il est noble mais son rêve est d’être compositeur et chanteur. En cette fin du XVIe siècle, bien que reconnue, la position sociale de compositeur restait celle d’un serviteur et était incompatible avec celle de la noblesse. Deuxièmement, il fait partie d’une famille très religieuse : deux de ses oncles sont cardinaux et il était promis à la carrière ecclésiastique avant que son frère aîné ne meure. Malgré sa piété profonde et sincère, il était rempli d’une telle violence qu’il ne sut s’empêcher de tuer sa femme et son amant. Être noble et avoir de la famille proche du pouvoir papal est dans ces cas-là souvent très utile. Pardonné, il reste néanmoins tourmenté toute sa vie par ses conflits intérieurs, s’imposant même la flagellation quotidienne.
Les Responsoria et alia ad Officium Hebdomadae Sanctae spectantia (Répons pour l’Office des Ténèbres), publiés en 1611, peuvent être considérés comme le testament musical de Gesualdo, dont le style polyphonique est remarquable de complexité. Ces neuf madrigaux sacrés rythment la fin de la Semaine Sainte, lors des offices des Ténèbres, qui se donnent au coucher du soleil. Neuf bougies sont allumées pour les neuf lectures en plain-chant des Psaumes et commentées par neuf répons polyphoniques. Après chaque répons, une bougie est éteinte jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’une. À la toute fin de l’office, des bâtons de bois et toute l’assemblée frappent le sol en un strepito, en souvenir du tremblement de terre qui détruisit le Temple de Jérusalem (en 33 après la Crucifixion du Christ ou en 363 alors que l’Empereur Julien tentait une reconstruction). Ce geste du public, simple mais assurément saisissant, est important pour Paul Agnew, pour qui « le concert est un échange [dans lequel] le public fait partie de la musique ». Le madrigal présenté ce soir est une version condensée de celui normalement interprété le Jeudi Saint, soir du dernier repas de Jésus et de la trahison de Judas.
En prenant pour introduction le motet « Tribulationem et dolorem » (J’ai trouvé l’affection et la douleur – 1603), les sept chanteurs des Arts Florissants, dominés par la présence et la direction de Paul Agnew, enveloppent de suite l’auditeur dans une qualité d’écoute optimale, comme immergé en plein cœur de l’harmonie. Dans les Nocturnes antiphoniques (le groupe féminin répond au groupe masculin), ils se montrent très attentifs à la prononciation et à la précision d’ensemble, vigilance extrême requise pour ces chants à l’unisson. Les Lectio (Lectures de Psaumes) sont chantées par une seule voix, à la manière du plain-chant. Elle est ensuite complétée par la polyphonie de Gesualdo, dont le texte est extrait de différents passages bibliques, essentiellement des Évangiles. Lors de ces madrigaux, les sopranos Miriam Allan et Maud Gnidzaz, la contralto Mélodie Ruvio, le ténor Sean Clayton et la basse Edward Grint usent du minimum d’expression corporelle – sauf Paul Agnew qui encourage quelques fois à garder le mouvement, à la fois très long et très précis – car la véritable expression se trouve avec simplicité et force dans l’harmonie (dans les polyphonies) et la mélodie (dans les monodies).
Parmi les passages les plus mémorables, l’auditeur est saisi par les effets figuratifs du Répons 2 (Matthieu 26:45) sur « Vos fugam capietis » (Vous prenez la fuite) et les harmonies bouleversantes qui suivent sur « et ego vadam immolari pro vobis » (et moi je vais être immolé pour vous), avec une profonde insistance, pleine d’amour divin, sur le « pro vobis » (pour vous). Lors du Répons 5 (Matthieu 26:24), le « Judaies tradidit » (Qui a livré aux Juifs) est très intense. Le « Vae illi » du Répons 6 (Malheur) se fait très sonore, juste avant le profond et douloureux « Melius illi erat, si natus non fuisset » (il eût mieux valu pour lui qu’il ne fût pas né). Le Miserere mei Deus (Aie pitié de moi Seigneur – Psaume 50) permet un superbe temps de méditation. Après le terrible tremblement de terre de l’assemblée, les spectateurs ne peuvent s’empêcher de quitter soudainement un état contemplatif pour saluer avec ferveur l’ensemble et son chef.