Magnifiques voix masculines russes pour Iolanta et Aleko à Nantes
La présentation en version concertante de ces deux courts ouvrages lyriques russes constitue la première marche de la nouvelle collaboration instituée entre l’Opéra d'Angers-Nantes, dirigé dorénavant par Alain Surrans, et celui de Rennes dont Matthieu Rietzler vient de prendre les rênes à la suite justement d’Alain Surrans. Ce rapprochement va notamment permettre aux deux phalanges musicales de région, l’Orchestre National des Pays de la Loire et l’Orchestre Symphonique de Bretagne de rayonner plus largement sur l’ensemble de l’ouest de la France et aux directeurs de construire une programmation lyrique commune.
Pour Iolanta et Aleko, l’idée de faire appel à des spécialistes de ce répertoire, en l’occurrence des artistes solistes issus de l’éminent Théâtre Bolchoï de Minsk en Biélorussie, placés sous la baguette d’Andreï Galanov, fait recette et répond pleinement au cahier des charges. Dernier ouvrage lyrique de Tchaïkovski, Iolanta fut créé au Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg en décembre 1892, tandis qu’Aleko, premier opus opératique du surdoué de 20 ans Rachmaninov, le fut au Théâtre Bolchoï de Moscou quatre mois plus tard en présence de Tchaïkovski lui-même qui donna le signal des applaudissements, consacrant par ce geste bienveillant le talent avéré du jeune compositeur. Ces deux œuvres complémentaires, Aleko par son côté résolument sombre et son sujet puissamment dramatique (lire l'argument ici) et Iolanta qui bien au contraire plaide pour l’amour et le bonheur (lire argument là), se conjuguent parfaitement et donnent un relief tout particulier à la soirée. Bien entendu, Aleko avec sa découpe en treize numéros, dont une importante partie apparaît dévolue à l’orchestre seul, montre quelques faiblesses au plan strictement dramatique -l’action proprement dite ne débutant qu’à la moitié de l’ouvrage-, mais cet opéra subjugue par sa richesse musicale et l’inventivité d’un compositeur en herbe, encore et c’est normal, influencé par ses glorieux aînés. Le principal rôle féminin Zemfira, avec sa détermination à jouir de sa liberté en le criant haut et fort, n’est pas sans évoquer Carmen, voire certains personnages d’ouvrages véristes du répertoire italien. Zemfira a la force et le courage de crier son nouvel amour pour un jeune gitan à la tête à son époux, Aleko vieillissant. La mort viendra frapper les deux amants tandis que l’assassin se verra condamné à la solitude éternelle.
Vladimir Gromov donne au personnage d’Aleko un relief saisissant. Ce baryton de caractère fait valoir des moyens imposants, riches, virils, qui assoient totalement ce personnage à la fois antipathique et désespéré. Sa cavatine, si chère au cœur de Féodor Chaliapine, est un pur régal. Il sera d’ailleurs tout aussi investi dans le rôle du médecin maure de Iolanta. En Zemfira, la soprano Anastassia Moskvina démontre un réel savoir-faire, mais se laisse quelquefois déborder au plan vocal en raison même du caractère emporté du personnage. Le ténor Aleksandre Gelakh campe un amant plus dolent, un rien fâché avec la justesse tandis que dans le rôle du Vieux gitan, père de Zemfira, Vladimir Petrov fait résonner une très vaillante et harmonieuse voix de basse. Mention toute spéciale pour la mezzo-soprano au timbre profond de Natallia Akinina en vieille gitane.
Plusieurs artistes se produisent ensuite dans Iolanta comme Natallia Akinina, décidément indispensable par ses multiples talents (Marthe, la nourrice de Iolanta) ou Aleksandre Gelakh (Almèric). Dans le rôle-titre, la voix lumineuse d'Iryna Kuchynskaya n’échappe pas à certaines duretés d’émission et le moelleux attendu pour ce rôle de jeune fille innocente fait un peu défaut. Mais l’incarnation est belle, profondément sensible. Andrei Valentii, magnifique Roi René à l’expressivité rayonnante, appartient à cette race de basses russes qui exhalent le chant par tous les pores de la peau et qui emplissent une salle d’opéra avec une facilité déconcertante. À sa hauteur se situe le baryton Ilya Silchukov, qui donne une parfaite leçon de chant toute d’énergie et d’intelligence dans le rôle de Robert, Duc de Bourgogne : son si bel air, "Qui peut rivaliser avec ma Mathide", comble d’aise. Le ténor Victor Mendelev n’est pas en reste : sa voix de ténor large et timbrée, à la belle projection, rend pleinement justice au fier Chevalier Vaudémont épris de Iolanta. Dans les rôles des suivantes, deux artistes des Chœurs d’Angers-Nantes Opéra se distinguent particulièrement, la soprano Hélène Lecourt et la solide mezzo Viridiana Soto Ortiz.
À la tête de l’Orchestre Symphonique de Bretagne, des Chœurs de l’Opéra d’Angers/Nantes renforcés par le chœur de chambre Mélisme(s), Andreï Galanov déploie une science certaine et une connaissance très approfondie de ce répertoire. L’orchestre est surélevé au-dessus de la scène où les protagonistes se déploient au sein d’une mise en espace fort convaincante. Pour autant, aucun décalage n’est observé et le chef insuffle aux deux ouvrages un lyrisme, une énergie qui ravissent constamment l’oreille. Avec les représentations à l’Opéra de Rennes puis à Angers après Nantes, ce sont 7 soirées de musique russe de grande qualité qui sont ainsi offertes aux habitants et mélomanes de l’ouest de la France. À Nantes, le public n’a pas ménagé ses applaudissements.