Des Huguenots intemporels ressuscitent à l’Opéra Bastille
Créé en 1836, Les Huguenots ont connu un succès immense et durable : 100 ans plus tard, l’œuvre avait déjà été jouée plus de 1.100 fois à l’Opéra de Paris (en lire plus dans notre analyse d’œuvre). Mais depuis, l’opus était tombé en désuétude et n’y avait plus été rejoué jusqu’à ce vendredi 28 septembre 2018. Au-delà de la simple défense du patrimoine culturel français, jouer cet ouvrage attise une certaine curiosité intellectuelle vis-à-vis d’une œuvre qui influença en son temps les plus grands compositeurs, au premier rang desquels Verdi et Wagner. Surtout, l’œuvre contient de magnifiques pages musicales et une intrigue qui se noue inexorablement au fil des cinq actes et quatre heures de musique, menant le spectateur de la légèreté festive des deux premiers actes jusqu’au terrible dénouement dans la nuit de la Saint-Barthélemy.
Le metteur en scène Andreas Kriegenburg place l’intrigue dans l’oméga d’un décor (signé Harald B. Thor) totalement épuré et intégralement blanc (juste teinté par les lumières d'Andreas Grüter) figurant un futur possible (le texte d’introduction suggère la date de 2063), tandis que l’alpha des (magnifiques) costumes d’époque de Tanja Hofmann l’ancrent dans le fait historique. Cette dichotomie narrative rappelle à quel point le sujet reste prégnant : à toutes les époques, et à la nôtre notamment, l’homme a massacré son prochain au prétexte de la religion. L’homme pensant être créé par Dieu se fait régulièrement bête barbare en son nom. Si cette esthétique moderne convainc et que le livret est respecté en tout point, la structure narrative est mise à mal par le statisme des protagonistes dans les festivités de l’acte I (où rodent par ailleurs les sinistres ombres des serviteurs), ainsi que par l’étonnante courtoisie et délicatesse des coups d’épées dans les scènes de combat ou de massacre, qui perdent dès lors de leur puissance.
La distribution réunie pour l’occasion sert parfaitement la langue française. Le niveau des solistes est extrêmement élevé, y compris parmi les seconds rôles (qui, pour la plupart, sont habitués aux rôles principaux) et surtout parmi les remplaçants. Au premier rang d’entre eux figure Lisette Oropesa (Marguerite en lieu et place de Diana Damrau), qui reçoit une véritable ovation lors des saluts finaux (et à retrouver fin octobre dans l'Elixir d'amour, à réserver ici). « Je suis musicienne », nous confiait-elle dans l’interview qu’elle nous accordait il y a quelques jours. De fait, pour sa prise de rôle au pied levé, elle fascine le public par sa virtuosité. Sa voix pure et coquettement vibrée reste colorée. Accompagnée des vagues du violoncelle, les pieds dans l’eau, elle laisse écouler avec détachement les vocalises ciselées dans des flux et des reflux nuancés, jusqu’au sein d’un même souffle (les fameux messa di voce). Ses intenses pianissimi ou ses trilles projetés dans des envolées lyriques provoquent un feu d’artifice vocal brûlant tout sur son passage. Mutine et joueuse d’abord, il lui manque ensuite, lorsque le drame se noue sous ses yeux, l’autorité souveraine et la royale colère qui marqueraient plus nettement l’évolution du personnage.
Yosep Kang est quant à lui arrivé sur la production dix jours avant la première (en remplacement de Bryan Hymel en Raoul) et se confronte à l’immense défi de préparer un rôle d’une telle difficulté en quelques jours. Trois aigus en pâtissent, mais il serait injuste de résumer sa prestation à cela, tant les autres aigus, qu’ils soient émis en voix de poitrine ou de tête, laissent entrevoir de potentiel. Son timbre chaud s’épaissit dans de beaux médiums finement vibrés. Peu nuancé dans les passages intimistes, il se montre en revanche vaillant dans les scènes plus héroïques. Face aux coloratures d’Oropesa, Ermonela Jaho offre à Valentine son soprano dramatique, à la teinte plus sombre, plus ronde. Sa voix aux graves incandescents mais parfois fragiles, s’affirme dans l’aigu où elle trouve son aisance, pour susurrer des piani déchirants ou s’envoler dans des élans lyriques teintés de désespoir. Son jeu théâtral est saisissant, de sa rébellion frémissante jusqu’à son sacrifice dans un élan d’exaltation amoureux. Karine Deshayes chante le rôle d’Urbain, le page frétillant, à mi-chemin entre l’Oscar du Bal masqué et le Cherubino des Noces de Figaro. La mezzo-soprano au timbre riche, dont le délicieux second air est malheureusement coupé, affronte avec le sourire les vocalises qui lui permettent d’afficher son agilité. Détentrice des passages comiques de l’œuvre, elle insiste sur cet aspect du personnage perdant en finesse dans ses attaques de l’acte I et dans sa tenue de note en contrepoint du chœur à l’acte II.
Nicolas Testé se voit confier le rôle-clé de Marcel, systématiquement accompagné du grincement des cordes, à la fois drôle par sa rigidité et émouvant par sa fidélité à son maître et à son dieu. Il dispose de beaux graves qui résonnent dans toute la colonne d’air (bien que les graves les plus extrêmes soient trouvés avec difficulté), et d’aigus doux et couverts. Il manque toutefois à son interprétation l’exaltation religieuse qui rend le personnage attachant car excessif, et qui nécessiterait plus d’autodérision de la part de l’interprète (notamment dans le « Pif, paf, pouf », dont il manque le début). Ses interventions dans les ensembles (notamment son contre-serment à l’acte II), mériteraient par ailleurs de mieux ressortir. La beauté de son timbre lui vaut toutefois un beau succès lors des saluts. Florian Sempey campe l’ambivalent Comte de Nevers. Il lui apporte son timbre brillant, aux graves étroits mais ronds, ainsi que ses vocalises qu’il emprunte volontiers à son rôle fétiche de Figaro. Son souffle lui offre de belles lignes auxquelles il apporte de l’éloquence théâtrale (parfois trop, d’ailleurs : il frise le sur-jeu dans sa dispute avec Valentine à l’acte III). Paul Gay porte la voix crépusculaire (dans les graves comme dans les aigus) et le phrasé acéré du Comte de Saint-Bris. Il se montre agile quand il expose son plan à ses compagnons, détachant bien chaque vocalise.
Cyrille Dubois laisse entendre en Tavannes son timbre clair si reconnaissable (y compris sous le masque du Moine, lors de la bénédiction des poignards). Ses aigus sont projetés avec conviction, sans forcer sur l’instrument. François Rougier, en Cossé, livre une voix de ténor émise assez haute. Le timbre est sémillant et largement projeté dans un phrasé travaillé. Michal Partyka est Méru. Son très beau timbre ressort des ensembles, mais sa diction française reste à peaufiner. Patrick Bolleire est un fier chevalier goguenard en Thoré mais un sinistre traître en Maurevert. Sa voix large et sombre s’appuie sur un beau souffle et un ancrage profond. Tomislav Lavoie (Retz) laisse entendre un beau timbre, fin, agile dans les sauts de notes. Elodie Hache (Coryphée et Bohémienne) dispose d’aigus corsés et ronds, au vibrato large et fin. Julie Robard-Gendre (Dame d’honneur et Bohémienne) fait danser une voix épaisse et large de mezzo-soprano, parfois proche d’un contralto. Philippe Do est un Valet et un Bois-Rosé bravache, à la voix franche. Enfin, Olivier Ayault est un Archet nuancé au large vibrato.
Le Chœur de l’Opéra affronte une partition imposante et complexe avec ses nombreuses parties superposées, à la rythmique impossible. Il se montre très précis, puissant et impliqué scéniquement. Michele Mariotti, à la tête de l’Orchestre de l’Opéra, parvient d’une battue sobre à tenir le souffle de la partition de bout en bout. Déjà, les premières notes sont à la fois délicates et solennelles. La légèreté des violons, la douceur des flûtes ou bien les cors altiers cèdent ensuite place à des tutti puissants dans les scènes de foule. Malgré ses quelques longueurs, cette production laisse le public ravi : en témoignent les longs applaudissements qui accueillent la fin de l’ouvrage.