Madame Butterfly à l’aune de la modernité à l’Opéra de Rouen Normandie
Créée sur la scène de l’Opéra de Limoges en mars dernier (notre article), cette Butterfly très cinématographique peut au premier abord surprendre par son approche résolument contemporaine et son ancrage dans une réalité surtout virtuelle. Ce spectacle intitulé « Itinéraire d’une jeune fille désorientée » conte les fantasmes d’une jeune rouennaise de notre temps qui s’identifie corps et âme à l’héroïne de Puccini au point de perdre pied et de se suicider sous sa douche (l’image en gros plan est alors terriblement forte !) au retour d’un Pinkerton bien pitoyable.
Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeil cherchent ainsi à interroger les époques, celui du colonialisme notamment et des incompréhensions culturelles qui en résultent, d’un Japon idéalisé revu et corrigé par un Pierre Loti exalté par exemple. Cette réflexion inclut une recherche sur la condition de la femme depuis plus d’un siècle avec ses relatives évolutions et ses disparités. Au premier acte, le Japon du début du XXème siècle est bien présent avec ses costumes de geishas, ses kimonos, ses masques blancs, la petite maison traditionnelle de Cio-Cio-San à Nagasaki qui apparaît suspendue à mi scène, à la fois accueillante et vulnérable. Des vidéos en arrière-plan montrent la jeune femme déambuler dans les rues de Rouen ou lisant les derniers mangas à la mode : d’emblée, on comprend que toute l’action se situe exclusivement dans sa tête et relève d’une imagination débordante qui doit la préserver du quotidien et de la dépression latente, en vain d’ailleurs. Les deux autres actes se situent en complète rupture : l’orchestre a quitté la fosse pour s’installer sur la scène au premier plan en revêtant des habits inspirés de ceux du Japon d’aujourd’hui. Cio-Cio-San a arrangé son intérieur de façon contemporaine, presque à la façon américaine. La vidéo se cristallise alors sur le Japon moderne, industriel, où les individualités disparaissent peu à peu. La fragilité de Butterfly, ses rêves, se heurtent à une réalité tragique qui la submerge. Loin de perturber la continuité dramatique de l’ouvrage, cette approche spécifique lui redonne du sens et parle à la jeunesse. De même, l’émotion n’est pas évacuée, bien au contraire. La sincérité des interprètes, leur trouble, leur engagement dans un spectacle bien éloigné des Butterfly de convention, participent hautement de la réussite d’ensemble.
Vidéo intégrale de ce spectacle donné à Limoges :
Jeune cantatrice franco-allemande, Camille Schnoor, actuellement en troupe au Staatstheater am Gartnerplaz de Munich (elle doit y aborder Mimi de La Bohème prochainement), propose un portrait de vraie jeune femme désorientée, éperdue d’amour. Elle possède une énergie dramatique qui force l’admiration et son chant ferme, lumineux, paré de superbes couleurs, confère au personnage de Cio-Cio-San une identité très personnelle, ancrée dans son époque. Son interprétation palpitante d’Un bel di, vedremo (Un beau jour nous verrons) emplit durablement l’esprit et les cœurs. Annoncé souffrant, le ténor russe Georgy Vasiliev marque un peu le pas en Pinkerton, la voix pourtant vaillante mais paraissant souvent assez mate, sans ce velouté qui caractérise les pseudo-séducteurs d’opéra. Avec une magnifique voix grave, harmonieuse, étendue, Marion Lebègue incarne une Suzuki de tempérament et particulièrement attachante. Elle sera la protagoniste principale de Madame Favart de Jacques Offenbach que l’Opéra Comique présentera en juin 2019. Dans la même lignée, Armando Noguera se glisse avec aisance dans les atours de Sharpless : voix charpentée, facile, à l’aigu épanoui. Il donne un juste relief à ce personnage de Consul des États-Unis, qu’il aborde sans condescendance et qui apparaît comme tiraillé entre le devoir de sa charge et ses sentiments réels.
Raphaël Brémard campe un bien inquiétant Goro, jouant habilement de sa voix de ténor pour en accentuer la mesquinerie et l’avidité. Le baryton Victor Sicard donne vie au Commissaire Impérial et surtout au prétendant Yamadori d’une voix aux belles harmoniques tandis que Thomas Dear prête ses solides moyens de basse à la terrible figure du Bonze, oncle impitoyable de Cio-Cio-San.
Pierre Dumoussaud, placé à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie du Chœur de l'Opéra de Rouen Normandie et Accentus, n’est pas le moindre artisan de la réussite de la représentation. Sa direction puise au plus profond, au plus intime de la partition de Puccini, quelquefois un peu large au premier acte, plus intimiste ensuite, mais toujours attentive aux interprètes et à la qualité, à l’intensité de l’émotion. Elle est surtout dénuée de tout pathos inutile.
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