Didon et Énée à l’Athénée : un opéra jeune et enthousiaste
La principale audace de cette production mise en scène par Benoît Bénichou réside dans l’interprétation psychanalytique donnée au monde mystérieux des sorcières et des esprits qui peuplent l’inconscient des héros virgiliens. Le grimaçant trio digne de la fantaisie de Shakespeare est dévolu ici à Didon, sa sœur ou suivante Belinda et la Demoiselle de compagnie. De même, Énée prononce lui-même l’ordre fatal qui le conduit à abandonner Didon. Ces identités schizophrènes permettent certes une réduction drastique des effectifs, mais elles suppriment le grotesque et le souci de variété chers à ce baroque britannique.
À l’inverse, le prologue reconstitué à partir du livret de Nahum Tate et d’extraits d’autres œuvres de Purcell (dont le charmant « If love’s a sweet passion » de la Fairy Queen), saturé d’allégories et de références mythologiques, s’avère quelque peu fastidieux. Daphné Touchais dans le rôle de Belinda se fait remarquer cependant par ses talents de comédienne et invite le public à goûter les sonorités saillantes de l’anglais du XVIIe siècle jusque dans une traduction des premiers vers de la grande œuvre épique de Virgile : « Arms and the man I sing ».
Aux premières notes de l’ouverture, Chantal Santon Jeffery descend de son char moderne sans pour autant quitter son somptueux costume, et de Vénus devient Didon (suggérant chez Énée un complexe d’Œdipe latent, puisqu’il est le fils de la déesse et d’Anchise). L’orchestre se montre plus assuré que dans le pot-pourri du prologue : il souligne les dissonances de la partie lente, puis se lance avec vivacité dans la course mordante de cette deuxième partie héritée de l’ouverture à la française. La reine de Carthage est faite prisonnière de son destin, matérialisé par des murs de toile transparents, scénographie splendide de Mathieu Lorry-Dupuy.
Autour de la Reine s’agite la cour : d’un côté, Belinda, parfaite courtisane dont le soprano léger, clair et manipulateur, s’insinue dans les pensées de sa souveraine. De l’autre, la Deuxième Femme (Chloé de Backer), une Cassandre bien inspirée qui présage quelque malheur de cette relation naissante et refuse de se laisser aller à l’enthousiasme débordant et communicatif du chœur, énergique jusque dans la nuance piano. Le Jeune Chœur de Paris déploie par ailleurs un timbre chaud, uni par des voix intermédiaires bien présentes, soutenues par des basses discrètes mais solides. La puissance du chœur est bien proportionnée aux solistes et participe pleinement de l’esprit "opéra de chambre" qui prévaut à la programmation du théâtre de l’Athénée et trouve à s’épanouir entre les dorures patinées et les balcons à l’italienne.
Chantal Santon Jeffery dévoile toute la noblesse de son timbre dès le premier air. La première syllabe longuement étirée de languish est tenue sans forcer, toujours sonore et animée. Exhortée par les accents guerriers de Belinda et le chœur « Fear no danger », chanté derrière la gaze que les jeux de lumière rendent tour à tour opaque ou transparente, Didon cède au sentiment naissant et répond aux avances du prince troyen. Ainsi le premier acte se clôt-il avec une danse triomphale et érotique.
L’apparition des sorcières est annoncée par une tonalité inquiétante de Fa mineur, tandis que la scène devient une grotte métaphysique, les méandres obscurs de nos intériorités. Mais l’image sonore de l’orchestre ne change guère : on retrouve avec plaisir cependant les deux suivantes de la reine (de Saba) dans le duo « But ere we this perform ». Les consonnes rythmées fusent de l’une à l’autre, les timbres s’entremêlent dans une alchimie bien tempérée où le mezzo de Chloé de Backer se montre d’une densité tonique. Cette même joie sadique véhiculée par l’écriture de Purcell envahit les divertissements pastoraux qui font écran aux ébats de Didon et Énée. Mais la tempête met un terme à leur lune de miel. Énée se retrouve seul face à lui-même pour chanter « Stay, Prince, and hear ». Ce long récit donne à entendre la maîtrise du jeune baryton Yoann Dubruque au médium très agréable, nimbé de mystère par l’accompagnement attentif du clavecin et du violoncelle. Mais le rôle d’Enée requiert des aigus plus flamboyants pour traduire la fureur juvénile qui s’empare du prince. D’autant plus qu’il chante ici toutes les parties de ténor, y compris le chant de marins « Come away, fellow sailors ».
Au dernier acte, Didon est à nouveau la sorcière. Avec une intensité poignante, Chantal Santon Jeffery décide la ruine de sa ville ainsi que sa propre perte. On tremble aux accents prophétiques : « Elissa bleeds tonight » (Elissa (Didon) saignera ce soir), formule reprise en chœur, puis le cri âpre et métallisé des sorcières qui perce l’enveloppe sonore bien polie par des années de conservatoire, « Carthage flames tomorrow » (Carthage brûlera demain) ! Le contraste est d’autant plus saisissant avec le tourment contenu du fameux air final « When I am laid » : la prestance royale s’affirme sur toute l’étendue de la tessiture et Didon se précipite au bûcher la tête haute.