Singing Garden : la fan zone enchantée à l'Opéra national du Rhin
Une fan-zone accueille le public strasbourgeois. La coupe du monde ne serait-elle pas terminée ? Un grand événement sportif est-il prévu sur le parvis de l'Opéra ? Sportif, que nenni, événement culturel, assurément : une fois franchies les barrières de sécurité, après avoir mis un bracelet jaune fluo, le spectateur constate la grande pelouse verte synthétique disposée devant le théâtre, sur laquelle il pourra s'asseoir après le spectacle pour un after chorégraphié !
Comme le fit l'Opéra de Bordeaux pour La Vie Parisienne, l'Opéra national du Rhin emploie en effet à son avantage le fait de disposer d'un ballet de qualité pour tisser des liens avec le lyrique et, le spectacle terminé dans la salle, des danseurs invitent ici aussi le public à les rejoindre dehors pour profiter d'un impressionnant panorama chorégraphique : 10 danseurs exécutent tango, flamenco, salsa, bossa, tarentelle et autre habanera sur les musiques traditionnelles, mais aussi sur une bande-son qui reprend des éléments entendus durant le concert qui vient de s'achever (et qui le "hacke" : le pirate, le déforme) en virant bientôt au Sound System (avec deux DJ derrière leurs ordinateurs).
"Where is the garden? Where is the garden?" questionne taquin l'un des panneaux présentés au public entre les morceaux de la première partie. Le jardin chantant promis par le titre du spectacle (Singing Garden) est donc aussi la pelouse verte synthétique de la fan zone, mais il est avant cela le plateau musical offert durant le spectacle. Ce jardin est plein de boutons qui éclosent sous les yeux du public pour la première fois : deux créations françaises, une création mondiale et d'autres œuvres originales sont au programme.
Le titre du spectacle vient de la première œuvre interprétée : Singing Garden (pour chanteuse et petit ensemble instrumental mixte) créé en 2003 par Toshio Hosokawa et représenté pour la première fois en France. L'œuvre est une navigation vers un monde exotique, rappelant les grands voyages des explorateurs. La vidéo aqueuse, longue étendue en noir et blanc dans laquelle dansent des gouttes d'encre ou sur laquelle poudroie le soleil compose l'univers marin et poétique, à l’unisson des cordes et des bois très filés. Bien que l'oeuvre soit contemporaine, elle présente une construction limpide, dans la structure comme le langage musical. Des notes pivots se transmettent entre les instruments, qui se rejoignent par des intervalles symétriques. La chanteuse Yeree Suh rejoint elle aussi les notes fondamentales et ces intervalles, qu'elle balaye avec toute la richesse du théâtre japonais (parcourant d'infinies nuances séparant le parlé guttural et le suraigu lyrique). Toujours en mouvements souples, elle se meut dans l'espace scénique comme elle balaye un ambitus très ondulant. L'oxymore auquel elle recourt fréquemment entre la sirène et le picotement est exactement identique chez les instrumentistes (les cordes passent du glissé des archets aux pizzicati, même le percussionniste sort un archet pour frotter ses lamelles et des balais pour les cymbales, avant de cogner ses mailloches sur les timbales). La pièce est en six parties bien définies (avec da capo : forme à reprise initiale), embarquant sur la découverte d'un monde nouveau, celui des aigus messa di voce (enflant et s'amenuisant sur un même souffle) en un souple ternaire, l'alphabet des missionnaires enseignant la langue aux "sauvages", la suite finale de suraigus tenus puis plongeant dans une série de grands coups percussifs qui semblent convoquer la puissance finale des Dialogues des Carmélites.
Dans la mer vidéo devenue impassible, Corps et ombre ensemble s'engloutissent, nom de la création mondiale commandée à Francisco Alvarado par le Festival Musica 2018, joue et se joue de la frontière entre note et bruit : les archets s'écrasent et se rapprochent des chevalets pour forger des fréquences métalliques, le piano préparé (des objets sont placés sur les cordes) est également gratté, frotté par des chaînes, le couvercle est violemment claqué, le percussionniste tord une bouteille en plastique. Mais, loin du chaos, cet ensemble est organisé (autour du contrebassiste soliste Florentin Ginot) et l'auditeur repère des événements simultanés ou qui se répondent, dans des élans bien construits. La pièce se referme vers une nuance si ténue et une attention si affûtée du public que les trotteuses des montres parmi l'assistance en deviennent très sonores.
Outre le ballet, ce sont les forces locales de l'Opéra Studio et des Chœurs de l'OnR qui referment le programme dans le théâtre. "I want to be with someone [...] who wants to be with me for who I am", clame la sublime douceur contrastant avec ses projections vers l'aigu dans une bouleversante supplique optimiste de David Lang, intitulée Manifesto. Le texte résonne d'ailleurs avec l'initiative récente de l'Opéra national du Rhin qui accueillait pour la dernière répétition du Barbier de Séville, cinq jeunes et une bénévole du Refuge, association de lutte contre l'homophobie ou la transphobie, et qui soutient ses victimes.
L'ensemble Cantus interprète Manifesto de David Lang :
Tout aussi justement engagé, dans le propos comme la musique, le programme dans le bâtiment se referme sur un féminisme jazzy et music-hall : Rhondda Rips It Up! d'Elena Langer (une commande du Welsh National Opera dont sont représentés ici des extraits en création française). Shirley et Dino auraient-ils encore sévi ? Le public aurait pu y croire en voyant sur scène un barbecue fumant, prêt à griller des saucisses, mais celles-ci sont factices et nulle odeur de merguez grillée ne viendra chatouiller l'assistance. Ces dames chipent les chipos aux hommes, expulsés manu militari par le "sexe faible" enfin glorieux dans sa toute-puissance avec des tabliers proclamant "VOTES FOR WOMEN / FREEDOM FOR WOMEN IS NOT A CRIME"
Un projet foisonnant, multimédia et multi-talents, engagé et engageant à l'image de l'Opéra national du Rhin sous la direction d'Eva Kleinitz, qui ouvre ici, peu après un Barbier de qualité supérieure, sa deuxième saison de mandat.