Aïda sobre épure à l’Opéra National de Lorraine
Si le rideau de scène orné d’un immense « Pace » (paix) noir sur fond blanc véhicule un message antinomique à l’argument à venir, sa sobriété préfigure celle des costumes (Bente Lykke Møller) et de la mise en scène. Loin des fastes de la première à l’Opéra du Caire le 24 décembre 1871, et du kitsch du film de Clemente Fracassi de 1953, le choix de Staffan Valdemar Holm (qui signe la mise en scène) et de Katarina Sörenson Palm (qui en effectue la réalisation et la chorégraphie avec Jeanette Langert) s’est porté sur le minimalisme.
De grandes colonnes gris-noir parent le fond de scène et les côtés. Ramfis et Radames apparaissent, comme tous les personnages masculins, vêtus de complets-vestons, chemise blanche et cravate noire. Ramfis, ensuite, comme les autres prêtres, asseyent leur pouvoir dans de longues robes d’un blanc pur. Les esclaves portent de simples robes vert d’eau, et la bouillonnante Amneris, une robe rouge très sobre, à la coupe droite, qu’elle troque contre une robe de soirée scintillante après avoir été promise à Radames. Cette pièce, ainsi que la multitude de robes sorties de ses armoires par ses esclaves pour qu’elle fasse son choix, les robes des femmes de la cour lors des noces espérées, constituent les quelques éclats de couleur. Aida l’Éthiopienne revêt une robe de wax finale lorsqu’elle est emmurée avec Radames, et Amonasro, son père prisonnier, porte un simple pantalon et t-shirt beige.
Les changements de costumes sont aussi rares que les accessoires, l’épée remise à Radames, l’étendard qui, déroulé, représente une fresque égyptienne, quelques chaises ou banc épars, des pétales de rose pour le culte d’Isis, les miroirs au deuxième acte qu’agitent en une splendide chorégraphie les prêtresses à la gloire du dieu Ptah dans le divin air « Immenso Ftha del mondo». L’accent mis par les costumes sur la toute-puissance des prêtres, armée de cols blancs ou officiants des dieux, ne néglige pas pour autant le triangle amoureux en plaçant Aida, Radames et Amneris littéralement en triangle pour leur première scène commune.
Mais si ce drame intimiste préfiguré alors est l’autre enjeu de la production, il pâtit cependant du minimalisme de la mise en scène, qui semble avoir ricoché sur la direction d’acteurs. Hormis un bref instant où Aida repose sa tête sur les genoux de Radames, leur passion est réduite à portion congrue. Les amoureux ne se regardent qu’aux ultimes moments de leur scène finale, chacun déclamant son texte en regardant droit devant lui. Amneris fait de même lorsqu’elle les rejoint, parée d’une robe de deuil. Peut-être le poids du pouvoir religieux a-t-il eu raison des étreintes passionnées. Cependant, l’agitation de la cour lors du moment de « gloire à l’Égypte » donne lieu à un ballet parfaitement synchrone avec la mélodie, chacun courant à la recherche de quelqu’un ou de quelque chose, de cour à jardin, de jardin à cour, créant un effet de légèreté. Autre effet aérien, la présence d’une danseuse avant le retour de Radames est toutefois questionnable, sa chorégraphie lui imposant une gestuelle arythmique.
Si les personnages se touchent peu, les sentiments sont véhiculés par l’intensité des regards, et par les voix. Gianluca Terranova est un Radames chaleureux. Sa soif de gloire à sa première apparition cède devant sa passion pour sa « Celeste Aida », déclamée avec force et passion, une diction précise, maintenue lors des duos avec Michelle Bradley. « Pur ti riveggo, mia dolce Aida » (Je te revois enfin, ma douce Aida) est une parfaite démonstration de la chaleur de la voix du ténor qui ne faiblit pas ensuite dans l’attente de la mort à venir, mais se pare alors d’inflexions mélancoliques sur l’air final « O Terra, addio » (O Terre, adieu).
Prisonnier des Égyptiens, Amonasro conserve sa puissance régalienne et son autorité paternelle sous les traits et le timbre du baryton Lucian Petrean. Bouillonnant à l’idée de la trahison de sa fille (« Ciel ! Mio Padre ») et à l’évocation des ravages causés en Éthiopie, ses graves se tendent sous l’effet de la colère et l’articulation, toujours précise, résonne comme un feulement.
Ennemi juré, le roi d’Égypte de la basse Alejandro López réunit avec des graves martiaux son peuple autour de lui sur l’air « Alta cagia v’aduna » (Une raison d’importance). L’autre basse, le Ramfis de Jean Teitgen, voix véritable du pouvoir, est sépulcrale et résolue à souhait, asseyant son autorité par une implantation solide et immédiate du timbre et un jeu de scène glaçant. Le minimalisme voulu par la mise en scène est totalement respecté par la basse qui, d’un simple geste sec de la main, coupe court à la tentative de dialogue d’Amneris, incarnée par la mezzo-soprano Enkelejda Shkoza.
Du port de tête impeccable de princesse égyptienne, de la suffisance et du mépris envers Aida exprimé par un jeu de regard travaillé, ne subsiste qu’une femme meurtrie assise à côté du couple Aida-Radames. De même, la morgue des aigus sifflants de haine de « L’aborrita rivale a me sfuggia » (Ma rivale abhorrée m’a échappé) ou persifleurs, la chaleur qui gonfle la voix de la princesse éprise de Radames, cèdent la place à l’accablement sur l’air final, magnifié par des graves solennels.
La rivale abhorrée est incarnée au premier sens du terme par la soprano Michelle Bradley. Figure silencieuse, à même le sol par sa condition d’esclave et lors de la découverte de son père prisonnier à qui elle lance un regard déchirant, elle ne s’élève quasiment qu’en présence de Radames. Apte à adapter son timbre selon la situation, Michelle Bradley laisse éclater des aigus purpurins lorsqu’elle apprend de la bouche d’Amneris que Radames est en vie, magnifie la douleur de la terre perdue (« O Patria Mia ») en passant de l’aigu au grave de « mai più » (plus jamais) en un éclair, conservant, en toute situation, une diction rigoureuse et intelligible.
Les chœurs conjoints de l’Opéra national de Lorraine, préparés par Merion Powell, et de l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole, préparés par Nathalie Marmeuse, s’adaptent à l’argument. L’intensité attendue sur le célébrissime « Gloria all’Egitto » est de rigueur, les prêtresses de Ptah envoûtent par leurs danses qui rachètent un infime décalage sur la dernière occurrence du nom du dieu. Le chœur d’hommes, invisible, résonne parfaitement, basses lugubres, à la condamnation à mort de Radames.
L’Orchestre symphonique et lyrique de Nancy, dirigé pour l’occasion par Giuliano Carella, bénéficie d’une battue douce pour l’introduction, soyeuse, des cordes. À l’unisson, basson, flûte et trompette renforcent la joie, la colère et la menace successives de la confrontation entre Aida et Amneris. La clarinette basse évoque le destin irrémédiable des personnages pour son solo au quatrième acte, les violoncelles se gonflent de douleur à l’arrivée des prisonniers et les contrebasses accompagnent avec douceur le désespoir d’Amneris face à la confusion des sentiments envers Radames, traître aimé. Les trompettes égyptiennes sur scène, glorifiant le retour du héros avant sa chute, souffrent d’un décalage minimal qui n’enlève rien à la puissance de la scène, aussi triomphale que l’accueil du public.