Lucile Richardot, reine de la nuit à Royaumont
Le projet était très prometteur : un récital de Lucile Richardot, avec l'Ensemble Correspondances et le collectif La Vie brève, donné dans le réfectoire des moines de Royaumont. La mise en scène devait être confiée à Samuel Achache, qui a signé, avec Jeanne Candel, la mise en scène de spectacles musicaux parmi les plus intéressants de ces dernières années (Le Crocodile trompeur / Didon et Énée, Orfeo / Je suis mort en Arcadie). Mais quelques aléas propres au spectacle vivant, en particulier des problèmes d'acoustique dans le lieu de la représentation, ont contraint les artistes à renoncer à la mise en scène pour proposer, à la place, une version de concert de Perpetual Night (« Nuit perpétuelle », programme qu'accompagne aussi un disque du même titre).
Outre l'abandon de la mise en scène, quelques changements ont été apportés au programme du concert, notamment avec la suppression du Lied « Auf einer Burg » (Dans un château) de Robert Schumann, qui devait conclure le spectacle et était le seul élément hétérogène d'un programme entièrement conçu autour de chants anglais du XVIIe siècle. La déception à l'annonce des changements apportés au spectacle est cependant oubliée dès que le concert commence, tant les musiques choisies et l'interprétation qui en est proposée offrent de plaisirs. Quand la voix d'alto de Lucile Richardot s'élève avec douceur et majesté pour le premier chant, « Care-charming sleep » (Sommeil qui charmes le souci, Robert Johnson), elle ravive aussitôt le souvenir d'un autre spectacle de Correspondances, Le Ballet Royal de la Nuit, créé la saison dernière au Théâtre de Caen. Lucile Richardot incarnait alors la Nuit avec sa belle voix de velours grave et c'est encore de nuit qu'il s'agit ici dans le programme Perpetual Night : nuit de la mémoire qui voudrait s'abandonner à l'oubli, nuit des sentiments malheureux qui étouffent le cœur de mélancolie, nuit aussi de la mort qui atteint Eurydice et de l'enfer que traverse Orphée.
Perpetual Night est une traversée nocturne de l'Angleterre du XVIIe siècle, une exploration des errances du cœur et la confirmation des très belles qualités d'interprète de Lucile Richardot. Chanteuse magnifique, à la présence magnétique, elle donne ici toute la mesure de son talent : projection remarquable, articulation efficace, un timbre somptueux et des graves dont la densité et la rondeur étonnent encore. Pour être sombre, la voix peut aussi se faire plus lumineuse, avec sensibilité et intelligence, par exemple à l'évocation d'un baiser dans les derniers vers de « Care-charming sleep ». Elle déploie ainsi des nuances subtiles et se pare de reflets moirés qui ravissent l'auditeur. Et si l'interprète n'hésite pas à conférer à son chant des accents plus dramatiques, par exemple dans « While I this standing lake » (Tandis que de ce lac dormant, de William Lawes), elle sait également exprimer une forme de tendresse, comme dans « Powerful Morpheus » (William Webb).
Pour ce concert, Lucile Richardot est entourée de René Ramos Premier, basse-taille, et de Maxime Saïu, basse (entendu avec l'ensemble Cosmos lors du premier concert proposé ce jour-là, Of grief and divine). A la douceur du premier répond la constance du second. L'importance de leurs parties varie selon les chants, mais ils se montrent tous deux investis dans chacune de leurs interventions et secondent admirablement la chanteuse. À chacune de leurs interventions communes, les trois voix graves s'équilibrent et s'accordent avec soin. Elles peuvent aussi se distinguer davantage les unes des autres en incarnant chacune un personnage dans « Howl not, you ghosts and furies, while I sing » (Ne hurlez point, fantômes et furies, cependant que je chante, de Robert Ramsey), qui met en scène Orphée, Pluton et Proserpine.
Aux côtés des chanteurs, sous la direction avisée de Sébastien Daucé, les musiciens de Correspondances contribuent pleinement à la réussite du concert par leur interprétation à la fois subtile et variée. Dans « Amintas » (John Banister), ils offrent aussi l'un des moments les plus touchants de la soirée, quand leurs voix, faisant écho à celles des chanteurs, résonnent doucement dans le réfectoire des moines.