Le Sacre de Stravinsky & Bartabas à La Seine Musicale
18 chevaux, 7 danseurs indiens, 12 cavaliers, 1 artiste aérienne, 64 choristes et 125 musiciens portent cette année trois chefs-d'œuvre absolus : Le Sacre du Printemps et la Symphonie de Psaumes d'Igor Stravinsky ainsi que la chorégraphie équestre de Bartabas (qui signe également ici la scénographie, dans des lumières de Bertrand Couderc qui travaille sur les plus grandes scènes d'opéra à travers le monde).
Bartabas avait déjà créé ces deux chorégraphies en 2000 à Amsterdam pour le Théâtre Zingaro, elles encadraient le Dialogue de l’Ombre Double de Pierre Boulez au sein d'un spectacle Triptyk représenté à travers le globe. Cette recréation 2018 met cette fois en scène l’Académie équestre de Versailles et la musique de Stravinsky est l'occasion d'une première collaboration équine avec deux formations musicales de Radio France (l’Orchestre Philharmonique dirigé par Mikko Franck et le Chœur préparé par Lionel Sow).
Le premier enjeu de ce spectacle est formel : comment marier les rythmes des chevaux, des humains et de la musique. La réponse apportée ici fonctionne car elle n'est pas littérale : le plateau ne danse pas en suivant strictement le rythme de la musique, il s'inspire de son esprit et le rend de manière symbolique. Les chevaux et les humains intensifient leurs courses et leurs menaces avec les grands accents, ils s'unissent et s'étirent dans les stases musicales.
Le second enjeu concerne le fond du propos, car propos il y a dans ce spectacle qui raconte une histoire abrégée et originelle des relations entre l'humain et l'animal. Le Sacre du printemps est en cela parfait : musique païenne esthétisée par Stravinsky, elle permet de représenter la lutte pour la suprématie entre les hommes (danseurs indiens de Kalarippayatt) et les chevaux. La terre battue du plateau est foulée, grattée, elle recouvre les corps des bipèdes et des quadrupèdes qui se pourchassent les uns puis les autres, se tournent autour (comme s'encerclaient les cow-boys et les indiens), essayent de conquérir et de conserver la domination du dôme au milieu de la scène.
Le travail de Bartabas est en évolution constante et ces dernières années montrent notamment qu'il touche à son Graal : ne pas offrir un spectacle de dressage, mais l'occasion pour les chevaux, seuls, libres, de montrer leur talent artistique. C'est également le cas pour ce Sacre avec une séquence qui permet d'illustrer la fierté équestre des chevaux seuls, sans mors, faisant le mort, se roulant au sol pour mieux se relever (sans dresseurs ni indications visibles) ! Libre alors au spectateur d'imaginer si et comment les chevaux savent se guider eux-mêmes par la musique parfaitement juste et en place rythmiquement.
La souplesse artistique est en effet -paradoxalement- laissée aux chevaux, tandis que la fosse reste impassible. L'auditeur reconnait ainsi la qualité de travail qui caractérise l’Orchestre Philharmonique et le Chœur de Radio France, Mikko Franck et Lionel Sow. Cette qualité permet d'entendre les rythmiques, intentions et couleurs de Stravinsky avec une précision cardinale : le Sacre emporte dans son rituel païen avant que la Symphonie de Psaumes ne berce dans son néo-classicisme (Stravinsky est moderne en convoquant l'écriture classique religieuse, harmonie, contre-point et fugues parfois stricts). Les instruments et les pupitres manquent toutefois d'ampleur et de couleur dans le timbre. Il faut dire que cela aurait demandé un immense travail dans cette acoustique aux dimensions d'un Zénith (il faut donc savoir gré aux phalanges de ne pas avoir eu recours à l'amplification sonore).
Le Chœur de Radio France compense cette amplitude restreinte par des couleurs d'ensemble bien équilibrées. Les soprani et contralti sont particulièrement bien fondues et les quatre pupitres savent aussi épaissir et dresser un son râpeux contrastant avec les Laudate de chérubin. L'ensemble monte par blocs sonores sur un grave mobile (les ténors au souffle certes raccourci) vers des passages solaires (un peu scolaires).
Sur les dernières notes et paroles, accompagnées du léger cliquetis des mors, un être éthéré glisse le long d'un immense voile blanc. Littéralement (mais délicatement) tombé du ciel, il touche ou plutôt caresse la terre de son corps allongé, symbolisant la naissance au monde d'un nouvel humain, en communion avec tous les êtres vivants et les éléments.