Tristan et Isolde reprennent la Bastille en une triomphale fusion des éléments
Se noyer en s'élevant vers les cieux. Tel est le sublime paradoxe accompli par cette production, aussi bien par la vidéo avec ses personnages littéralement noyés de flammes et d'eau ascensionnelles, par sa mise en scène aux noirs lumineux en mouvements immobiles, une fosse croissant en ampleur et en précision, que par les deux chanteurs principaux obligés de tirer vers l'aigu pour compenser l'exigence légendaire de la partition.
La mise en scène est signée comme un quatre mains par le duo Peter Sellars-Bill Viola, tant la vidéo de celui-ci s'unit à la scénographie et à la direction d'acteurs de celui-là. L'ensemble est toujours aussi envoûtant et hypnotisant après 13 années, cette reprise demeure assurément mémorable et marque d'emblée une programmation doublement anniversaire (la saison 2018/2019 célèbre les 350 ans de l'Académie Royale de Musique -l'auguste institution à l'origine de l'Opéra National de Paris- et les 30 ans de l'Opéra Bastille).
La force de ce spectacle signé Wagner-Sellars-Viola tient à son travail sur le temps et en particulier la synchronisation sur un temps étiré entre la musique avec sa mélodie infinie, la mise en scène épurée et la vidéo au ralenti. En même temps que les arts se synchronisent et résonnent, les personnages s'y multiplient d'autant : un homme et une femme sur la vidéo représentent les deux interprètes sur le plateau, également illustrés par les leitmotivs à l'orchestre (thèmes musicaux associés aux personnages et aux émotions). Le dialogue entre la fosse et le plateau, entre l'orchestre et le chant est un ressort essentiel de l'opéra, il est encore prolongé ici par le sens métaphorique des vidéos qui illustrent également les passions musicales. Une fusion des médias qui atteint, avec ses matériaux léchés, ce que Wagner visait comme le Graal de son projet : l'œuvre d'art totale (Gesamtkunstwerk).
La vidéo, la fosse et le plateau vocal atteignent une fusion des éléments. Le grand écran vidéo en fond de scène présente un premier acte aquatique, posant le décor invitant au baptême et à la noyade (à se purifier d'un amour interdit, par la rédemption et la mort). Les deux personnages en vidéo sont strictement séparés sur les deux côtés de l'écran exactement comme le sont les interprètes sur le plateau. Ils boivent alors le philtre de mort qui se révèle être un philtre d'amour et sont réunis sur scène comme en vidéo (où les deux personnages se noient : la vidéo ajoute toujours du sens à l'action). La perte dans la sombre forêt vidéo du deuxième acte est synonyme de (con)fusion des éléments : le bois fait surgir le feu qui ne fera qu'un avec l'eau, le tout se confond avec une vidéo qui s'estompe et passe dans un flou de noir et blanc. L'écume est alors indissociable de la fumée, l'eau et le feu se confondent. Tristan et Isolde sont attirés par l'océan et par le bûcher comme sources de purification, ils plongent dans les eaux et dans les flammes, lui franchit littéralement un feu, elle allume une à une de longues rangées de bougies (rituels païens et religieux montrant leur abandon et leur prière face à un amour qui croît jusqu'à les embraser). La vidéo culmine au troisième et dernier acte par la mort de Tristan puis d'Isolde, leurs corps s'élevant miraculeusement vers les cieux : une pluie remonte du corps de l'homme vers le ciel, puis ce corps lui-même s'élève (poétique vision obtenue par la diffusion à l'envers d'une averse et d'une chute), la femme flotte vers le haut d'une mer suspendue dans les cieux (effet d'une caméra mise à l'envers).
La mise en scène de Peter Sellars opère le lien entre la vidéo toujours au ralenti et la fosse au temps infini. Quelques carrés de lumière suffisent à composer les espaces d'un plateau entièrement noir (comme les costumes signés Martin Pakledinaz). Les corps sont placés dans des positions signifiantes et choisies, peu nombreuses et dans un temps toujours étiré (debout, allongés, à genoux ou de biais pour montrer les attirances et les résistances). Les gestes et les regards sont choisis, éloquents : ils viennent de loin, ils portent loin. Sellars se sert également de toute la salle dans sa spatialisation : des interprètes (chanteurs comme instrumentistes) intervenant à travers les hauteurs du public. À ce titre, la fin du premier acte est époustouflante, toutes les lumières se rallument et le chœur chante du fond du parterre tandis que le Roi Marke traverse les rangs : la scène accoste sur le rivage qu'est devenue la salle. Dès cette apparition, René Pape montre toute la grandeur outragée de son maintien et apporte la dimension royale à cette distribution. Il y joint la voix à l'acte suivant, au cœur de l'ouvrage, un cœur brisé par la trahison et qui emporte une voix de basse modèle, historique, souveraine sur toute la tessiture et homogène dans toutes les palettes de la sombre flétrissure affermie.
Andreas Schager enchaîne chaque saison les grands rôles wagnériens à un rythme éreintant. D'autant que l'intensité de son Tristan est à ce point héroïque qu'elle semble impossible à maintenir tout du long. Il y parvient toutefois, marquant certes des lignes par des soufflets, mais il est aussi capable de longues tenues très homogènes (et même avec un son droit).
L'expertise acquise par Matthias Goerne dans le répertoire du Lied (mélodie allemande pour voix et piano) lui permet d'offrir à son personnage Kurwenal une grande qualité de prosodie. Le chanteur reprend même sur scène les mouvements de corps typiques des récitals : se balançant d'une jambe vers l'autre. La dimension de l'opus et du vaisseau qu'est la Bastille exigent certes qu'il pousse bien plus largement sa voix, il s'en tire avec une certaine rondeur dans les graves et l'intensité d'un interprète vantant les exploits de son héros Tristan.
L'interprétation de Martina Serafin était l'un des grands enjeux de la soirée. Entourée d'artistes reconnus dans ce répertoire et souvent admirés dans ces personnages, la soprano affronte donc l'Everest vocal que représente Isolde, après avoir chanté le rôle bien plus mesuré d'Elsa dans Lohengrin sur ces mêmes planches (avec Jonas Kaufmann). Elle accomplit la performance et se voit chaudement applaudie par le public, mais l'exigence du rôle se fait pleinement ressentir, non pas seulement dans l'immense air final (la mort d'Isolde) où la voix fluctue bien au-delà de la justesse, mais depuis le début de la soirée, durant laquelle elle saute par-dessus le grave et le médium pour camper ses aigus (en même temps qu'elle construit à son personnage un caractère farouche).
Sa fidèle Brangäne est tenue par Ekaterina Gubanova, qui interprétait déjà ce rôle dans ce même lieu et cette même production en novembre 2005 (comme elle le rappelait dans son interview) et en octobre 2008. Elle fait toujours aussi belle impression, notamment dans sa berceuse depuis la galerie, penchée vers les amants au clair de lune, les réconfortant en les mettant en garde.
L'inquiétude et l'application bienveillante que doit justement transmettre Nicky Spence aux courts rôles du Berger et du Jeune marin ne flétrissent en rien sa technique assurée, qu'il sait même adoucir en un caractère tendrement rêveur. Son opposé, le traître Melot projette la voix de Neal Cooper en coups de lance accusateurs et sanglants. Enfin, Tomasz Kumiega est un Timonier fièrement déployé et bien campé, tenant bon le cap vocal.
Philippe Jordan va puiser un souffle orchestral à la mesure du temps étiré de Wagner-Sellars-Viola. Le chef l'obtient par des gestes infiniment déliés et amples, non seulement des bras, mais du buste et du corps tout entier (s'allongeant et se baissant au point de disparaître englouti dans la fosse, aux yeux du parterre). Mais, il resurgit dans des regards enflammés, à l'image des personnages en vidéo sauvés des eaux pour brûler dans les flammes, sauvés des flammes pour sombrer dans les eaux. Sa longueur de souffle nourrissant la fosse, il l'obtient notamment grâce à la maîtrise des détails et en particulier l'articulation limpide des leitmotivs : les thèmes et les timbres se tuilent grâce à leur précision pour composer la mélodie infinie chère à Wagner.
Le public acclame longuement les interprètes venant saluer devant les rideaux à chaque fin d'acte. Un triomphe qui se mue en ovation debout pour les derniers rappels, Philippe Jordan recevant une tonnante acclamation, Peter Sellars écopant d'un mélange de bravos et de huées.
Vous pouvez encore réserver ici vos places pour ce spectacle