Carmen à Genève : flamme sur un lit de cendres
Des cendres à perte de vue jonchent le plateau aux murs nus et noirs, scénographiés et mis en scène par Reinhild Hoffmann, une chorégraphe habituée au répertoire lyrique et invitée à faire brûler ces mêmes planches helvétiques la saison dernière avec un ballet : Callas (La Divine chanteuse qui laissa des versions légendaires de Carmen, parmi tant d'autres personnages).
En interview comme dans son spectacle, la metteuse en scène part de la terrible prophétie du troisième acte, les cartes annonçant la mort de Carmen et qui sont ici plongées dans les cendres. Le destin est inexorable, la flamme amoureuse danse d'emblée sur les cendres de ce plateau, les cendres des cigarettes certes, mais aussi les restes de toutes les amours tragiques et passées (une menace bien plus pesante que les deux personnages issus des carnavals morbides qui errent ici sur le drame). Donnant à la mort l'illusion de l'amour, la cendre devient poussière argentée lorsqu'elle s'envole -jeu de dupes- avec les tournoyantes jupes des filles. Les seuls éléments de décor sont un ensemble de bancs et de tables qui forment les rangées de l'auberge mais se réagencent aussi bien pour les autres actes, érigeant les barricades des contrebandiers ou se levant en murailles de garnison et en enceintes pour l'arène.
Carmen, incarnée par Ekaterina Sergeeva, danse sur les tables et les remparts de Séville, comme le fait sa voix, de pierre dans les fondations, crénelée sur les aigus. Les pans de sa blouse ouvrière comme de sa robe sévillane, doublement échancrées, laissent percevoir les couleurs de sa sensualité en rouge et noir, comme sa voix vive et charnelle, mais sombre et de cendre. Le vibrato est rapide, la prononciation piquée d'un accent, parfois pincé à l'ancienne.
La version choisie, avec intermèdes parlés, met Sébastien Guèze en difficulté lorsqu'il doit jouer la comédie. Pourtant seul francophone parmi les rôles principaux, il manque d'aisance et de rythme en ce soir de première. Le chant le met au contraire à l'honneur, par une interprétation à la fois accomplie et encore pleine de promesses : il semble pouvoir encore élargir un grave déjà volontaire et déployer ses effets impressionnants (le passage en voix de tête sur l'aigu, s'élargissant et s'amenuisant dans le même souffle) ! Jeune premier touchant, sa voix assurée le montre pourtant bien ballotté par ses sentiments. Le noir qui jonchait le plateau finit par l'envahir, avec ce Don José en pivot : lorsqu'il abandonne l'armée, il troque le costume militaire taupe pour le cuir noir du contrebandier, comme tous les personnages qui l'entourent, avant de tuer Carmen, seule touche de couleur, en la plongeant dans les cendres.
Tout aussi sombre et offrant une prestation de classe mondiale, Ildebrando D'Arcangelo campe le torero Escamillo dans tous ses regards fiers-à-bras et ses notes au souffle insolent. Unissant les registres pourtant très exigeants du rôle, il offre à l'aigu homogène et vibrant la charpente de ses graves.
Dans cet univers de cendre, la seule touche de couleur claire, constante, est la robe bleu ciel portée par Micaëla. La voix de Mary Feminear, certes douce en timbre, est cependant ample et large, l'aigu est sûr, rapide et placé mais la ligne est un peu hachée par l'articulation appliquée.
Les six autres rôles solistes déploient de grandes qualités, tant individuelles que collectives. Les deux soldats forment une vraie paire. Le Zuniga de Martin Winkler toujours un sourire délicieusement ambigu aux lèvres, et un parlé d'acteur réjouissant, pimenté par son accent. La voix de Moralès est à l'image du catogan de Jérôme Boutillier, sombre et longue, bien placée et fine comme ses moustaches. Séducteur sûr et souriant, il sait aussi se planter en salut de soldat.
Les deux brigands forment un duo de corsaires tout de noir vêtus, un Dancaïre (Ivan Thirion) sûr de son rôle et un Remendado (Rodolphe Briand) à l'impeccable articulation. Leurs comparses n'ont pas la voix de leurs corsets serrés mais la générosité des décolletés, Frasquita (Melody Louledjian) par un long aigu glorieux, Mercédès (Héloïse Mas) en une excellente prosodie. Dans le rôle seulement joué de Lillas Pastia, Alonso Leal Morado incarne un patron soucieux et crédible.
L'Orchestre de la Suisse Romande et le plateau vocal suivent la battue bonhomme de John Fiore, chef assuré et rassurant. Un roc symphonique moins agile dans l'exotisme mais qui déploie une grande qualité de souffle. D'abord très en place, le Chœur masculin peut oser d'infimes nuances mais il reste engoncé dans ses mouvements comme dans l'aigu. Un aigu franc au contraire chez leurs comparses féminines, dont la sensualité vocale accompagne la fumée des cigarettes mais écarte aussi du tempo. Ce sont donc les enfants de la Maîtrise du Conservatoire populaire qui emportent l'enthousiasme choral, avec leur candeur, leurs pistolets en plastique et surtout une remarquable justesse bien en place.
Le somptueux rideau de scène en forme de gigantesque éventail se replie sur ce drame, prêt à se déployer de nouveau sur deux nouveaux amants consumés.