Première Biennale Boulez à la Philharmonie de Paris : maître martel en tête
Difficile d'imaginer choix plus pertinent pour inaugurer une série hommage à Boulez que ce programme interprété par son Ensemble intercontemporain (qu'il a fondé en 1976), dans la salle des concerts de La Cité de la Musique (où il fut en résidence dès l'inauguration du bâtiment en 1995) avec des œuvres maîtresses. Les œuvres de ses maîtres tout d'abord : Alban Berg et Anton Webern encadrant sa Deuxième Sonate pour piano, avant de laisser la voix libre au chef-d'œuvre de Boulez, Le Marteau sans Maître.
Alban Berg, avec ses Quatre pièces pour clarinette et piano op.5, inaugure le travail du souffle, la délicatesse d'un phrasé sur le bout des lèvres (du clarinettiste Martin Adamek), jusqu'au plus délicat pianissimo tandis que le doigt ou le bout de la pédale (de Dimitri Vassilakis) se lève au piano pour caresser les cordes de coton. Le lien est d'autant plus inspiré avec le chant à venir que la pensée méticuleuse des nuances sait monter dans des élans lyriques (même sans l'harmonie traditionnelle, le geste emporte).
Le temps nécessaire à ranger le piano et installer les instruments requis par Anton Webern est bien plus long que la durée des Cinq Pièces op. 10 qui suivent et qui n'ont besoin que de quelques minutes en tout pour affirmer un nouveau rapport aux timbres. Une durée en harmonie avec la méticuleuse précision de l'écriture, une intensité expressive jusqu'au moindre son, qui relève le défi d'une nouvelle musique et le lance par avance à Boulez.
Ces miniatures aphoristiques annoncent la richesse concentrée des poèmes surréalistes du Marteau sans maître. Paradoxalement, et à l'inverse, c'est la première pièce de Boulez qui semble moins annoncer Boulez : la performance de virtuose captive à ce point l'attention sur sa Sonate pour piano n°2, que le lien avec Le Marteau sans maître semble, d'abord, moins éloquent. La Sonate est d'une difficulté légendaire et manifeste la volonté dune maîtrise absolue de la note, une esthétique qui semble difficile à accepter, encore plus à imaginer chanter ! L'œuvre est en effet implacable, avec son inarrêtable avancée pointilliste, sa cavalcade tambourinante même, mais les points forment des lignes, grâce aux choix parcimonieux de nuances et de jeu plus feutrés, grâce surtout aux quelques élans et retenues choisis par l'interprète pour refermer la pièce.
Concluant l'hommage, Le Marteau sans Maître apparaît désormais comme un clin d'œil à ses créateurs : ce Marteau n'a en effet plus de maître, depuis que René Char est mort en 1988 (lui qui publia ce recueil éponyme de poèmes en 1934) et que Pierre Boulez s'est éteint en 2016 (lui qui en tira trois poèmes en autant de cycles dans une œuvre pour voix et six instruments composée en 1954). Le Marteau n'a plus de maître, il a pourtant un maestro, le chef Matthias Pintscher qui enfonce le clou du spectacle avec le son bien trempé de l'Ensemble intercontemporain et de la soprano Salomé Haller.
La battue nécessairement énergique pour assurer la parfaite exécution de cette musique calculée méticuleusement a également pour elle un caractère affermi, accentuant la précision pointillée pour permettre aux interprètes d'assouplir les grandes lignes reliant ces points. Une souplesse qui se fait même tribale, tournante dans le rythme, rebondie jusqu'aux talons du chef. Dans ce travail clinique et conscient des timbres, la voix est menée par des moyens éprouvés (portée par le souffle de la flûte), mais elle doit rejoindre un nouveau statut, celui d'interprète et non plus de soliste accompagnée. Le chant n'a pas de mélodie en vue par-dessus un accompagnement, la chanteuse rejoint et fait corps avec l'effectif mais en gardant évidemment la spécificité d'avoir un texte à exprimer. Pourtant, Salomé Haller ne ressort pas grâce aux paroles : les mots ne sont pas saillants, l'articulation est peu labile, la voix est très placée mais peu exprimée (la lumière de salle qui demeure exceptionnellement et heureusement allumée pour ce morceau permet d'apprécier les textes surréalistes : "L’Artisanat furieux, Bourreaux de solitude, Bel Édifice et les 15 pressentiments"). Le vibrato franc sachant soutenir la note d'une manière homogène et continue rappelle certes que la chanteuse est habituée des opéras du répertoire, mais elle semble avant tout vouloir montrer combien sa technique lui permet aussi d'assumer un rôle instrumental, montrant indéniablement toute son aisance dans l'agilité des grands intervalles (d'habitude un outil réservé aux virtuoses de l'instrument et qui effraye d'autant les voix en multipliant les occasions de dérailler). C'est même la flûtiste qui finalement se lève, tandis qu' Haller s'assied pour chanter bouche fermée.
La salle comble, jusqu'aux alcôves qui en surplombent tout le pourtour et d'où dardent des oreilles attentives, offre aux interprètes un accueil aussi chaleureux que l'hommage rendu aux maîtres et à cette première Biennale Boulez.
La Biennale se poursuit cette semaine, sous l'égide et la baguette de Daniel Barenboim :