Derniers feux pour La Walkyrie de Frank Castorf à Bayreuth
Ce Ring du bicentenaire trouvait son équilibre dans des options à la fois complexes et complémentaires qui faisaient de cette mise en scène l'une des plus impressionnantes jamais montées sur la Colline. Il y a donc peu à espérer que les spectateurs découvrant cette Walkyrie puissent faire le lien avec les références passées. Un lien que Frank Castorf établit entre L'Or du Rhin et l'or noir, objets de tous les malheurs et de toutes les compromissions, que ce soit dans la vie réelle ou dans le livret des Nibelungen. La souillure morale et économique du pétrole propulse les personnages de Wagner dans les problématiques de notre temps. Que ce soit sous sa forme brute ou dans les produits dérivés (plastique, essence, notamment), cette matière première symbolise la malédiction de l'Humanité dans toute son étendue. La Walkyrie place le spectateur aux origines de l'exploitation pétrolière et plus précisément, à Bakou en Azerbaïdjan durant l'opération Edelweiss de la Wehrmacht lors de la guerre du Caucase en 1942. L'opération se soldant par le sabotage des puits par les soviétiques, Castorf en fait un point commun avec la décision de Wotan d'élever un mur de flammes autour de Brünnhilde pour la destiner au plus grand des héros.
L’œil et l'esprit du spectateur sont mis à rude épreuve, surtout s'il s'attend aux artefacts qui jalonnent d'ordinaire la mise en scène de l'ouvrage. L'épée Nothung n'arrive pas au moment attendu et facétieusement, elle passe de main en main avant de se retrouver dans celle de Siegmund, son propriétaire "officiel". Dans ce tour de passe-passe, il faut sans cesse être attentif à la vidéo filmée en temps réel qui fait pénétrer dans les entrailles d'un immense décor rotatif figurant tout à la fois un puits de pétrole et une chapelle en bois. Le premier acte est réglé à la manière d'un film muet, ce qui fait ressortir les éléments narratifs d'un vaudeville. Tragi-comique également, cette façon de montrer Wotan à l’acte II, avec fausse barbe de romancier russe, en train de lire La Pravda. Fricka vêtue en grande bourgeoise, vitupère contre son prolétaire de mari, alors même que les Walkyries déferlent en tenues de soirée, en décalage total avec les hordes de travailleurs exploités qui tentent vainement de s'emparer du puits. C'est pourtant la victoire des soviétiques qui est symbolisée par le drapeau rouge accroché sur la tête de forage dans les ultimes moments. L'embrasement du pétrole dresse autour de Brünnhilde un rideau protecteur en signe de défi à ceux qui voudraient s'en emparer.
Le plateau compte dans ses rangs des chanteurs qui ont participé à l'aventure depuis le tout début de ce Ring en 2013. La Brünnhilde de Catherine Foster est à la fois le pilier et la torche vivante d'une production dont elle connaît tous les arcanes. Son entrée en scène au deuxième acte laisse éclater des hojotoho qui contiennent un condensé d'énergie et de contrôle à couper le souffle. Elle darde ses aigus sans l'ombre d'un effort, obligeant le reste du plateau à hausser le niveau pour parvenir à la suivre sur des pentes lyriques aussi aventureuses. L'homogénéité du timbre rejoint une capacité à moduler sans perdre en solidité et en stabilité dans la ligne. Résolue et solide également, la Sieglinde d'Anja Kampe met le feu au plateau dès le premier acte dans un duo qui vire à la confrontation avec le Siegmund de Stephen Gould. Son "O hehrstes Wunder!" résonne sur des sommets d'engagement et de puissance. En bien meilleure forme que lors des précédentes éditions, la soprano allemande réussit ici un coup de maître.
Stephen Gould alterne cette année Siegmund avec Tristan (dont nous avons également rendu compte). Serait-ce par excès de prudence que sa performance reste relativement sage et peu engagée ? La puissance de la voix s'exprime par une technique du souffle qui ne cède en rien à la beauté du timbre. Certes moins incendiaire que la Sieglinde de Kampe, il sait se réserver pour le duo avec Brünnhilde à la fin du II. Le Hunding de Tobias Kehrer n'impressionne guère, la faute sans doute à un instrument dont la fatigue se fait audible dans les changements de registres, à commencer par le grave, assez peu contrasté pour séduire. Successeur de Wolfgang Koch dans le rôle de Wotan, John Lundgren maîtrise son legato et compose un dieu à la fois vivant et mélancolique. Son autorité et sa présence en scène culminent dans le récit à sa fille, modulé en Sprechgesang (parlé-chanté), dans lequel il livre son cœur, ses vérités et ses doutes.
L'énergie acerbe et cassante de la Fricka de Marina Prudenskaya pourrait bien faire regretter que son projet de protéger la lignée du Wälsung n'aille pas au bout. La mezzo russe est à la fois excellente actrice et chanteuse remarquable, capable de camper en quelques répliques un personnage ingrat et revêche. Filmées sur écran à la manière d'une foule en colère, le groupe des Walkyries se fond à la perfection dans l'extraordinaire décor signé Aleksandar Denić. L'expressivité est soulignée par les gros plans de la vidéo projetée au même moment. Se révèlent tout particulièrement le métal liquide de Christiane Kohl (Gerhilde), la tonitruante Schwertleite de Caroline Wenborne ou la Grimgerde furibonde d'Alexandra Petersamer.
Le choix de Plácido Domingo ne laisse d'interroger. Sa direction ne démérite jamais, audiblement engagée et volontaire dans le rendu des rythmes et du phrasé. Mais l'énergie semble disparaître progressivement à la fin du premier acte, cédant la place à des décalages assez disgracieux. Contraignant souvent le plateau à surveiller les départs, la battue est parfois assez brouillonne, au point de mettre en danger certaines scènes comme l'arrivée de Wotan à l'acte III ou le duo Siegmund-Sieglinde à l'acte I.