Tristan et Isolde par l'arrière-petite-fille de Wagner à Bayreuth
Le décorateur Frank Philipp Schlößmann connaît parfaitement sa grammaire graphique, à commencer par les jeux d'illusion optiques de Maurits Cornelis Escher. Le rideau s'ouvre sur des protagonistes assis, jambes ballantes dans le vide, comme s'ils étaient déjà prisonniers de leur destin. Les escaliers montent et descendent à la fois, sans qu'on puisse deviner vers où ils mènent ni pourquoi ce curieux architecte s'est amusé à les enchevêtrer. Il en va de même avec ce couple que tout sépare et qui finit par se retrouver au terme d'un duo d'amour que l'on peut croire suspendu dans le temps. Pour l'heure, Isolde déchire furieusement la couronne nuptiale que lui tend la fidèle Brangäne, sous le regard impuissant de Tristan et Kurwenal.
Même le philtre fera l'objet d'un détournement étonnant, dans la mesure où le flacon n'est pas ingéré mais répandu sur les deux mains entrelacées, comme pour les associer symboliquement. L'acte II montre les amants dans les hauts murs d'une prison du sommet de laquelle Marke demande à ses assistants de braquer de puissants projecteurs sur ses victimes. La métaphore de la lumière et des ténèbres rejoint la mélancolie de Tristan et l'amour décrit comme un rayon déchirant. Les deux amants se réfugient sous une toile de tente, abri fragile mais suffisamment intime pour y accrocher de petites étoiles lumineuses, prélude au grand duo d'amour qui se terminera, dos au public, avec leurs reflets dans une image mobile sur le mur du fond.
L'acte III se déroule sur fond d'hallucinations qui apparaissent et disparaissent au fur et à mesure que le délire qui conduit Tristan à la mort pénètre son âme et son corps. Le fantôme d'Isolde surgit dans l'espace, dans une série de prismes qui symbolisent la voile tant attendue. Isolde découvre son cadavre étendu sur un lit mortuaire, elle demeure interdite et impuissante, aux antipodes de la fureur qui l'animait au premier acte. Dans un retournement de situation de dernière minute, le Roi Marke interrompt sa Liebestod ("mort d'amour") et l'entraîne avec elle, telle une proie.
Il faut à une telle mise en scène des interprètes capables de soutenir l'intérêt, malgré l'aspect volontairement hiératique et symbolique. Remplaçant Evelyn Herlitzius dès la seconde année, Petra Lang a su faire mûrir un personnage qui s'accordait pourtant assez mal à sa voix. Excessivement vibrée et plus proche d'Ortrud (dans Lohengrin) que de la princesse de Cornouailles, la ligne s'est progressivement adaptée au caractère requis. Cette dernière année est de loin la meilleure et elle fait assurément face au Tristan athlétique de Stephen Gould. Superlatif et énergique, le ténor américain fascine par une endurance à toute épreuve, sans pour autant céder à l'exigence de nuances dans le duo d'amour. Son agonie au III est parfaitement en phase avec les sollicitations insensées de la partition, au diapason avec la fosse déchaînée de Christian Thielemann. Alternant avec René Pape, Georg Zeppenfeld retrouve le rôle bien connu pour lui du Roi Marke. Il réussit avec brio l'alliance de paternalisme et de perversité que lui demande la mise en scène. Le grain sombre et assuré est une belle promesse pour une carrière qui a encore de beaux jours devant elle. La Brangäne de Christa Mayer supplante le fébrile Kurwenal de Iain Paterson. Là où le baryton hésite dans la manière de prolonger les notes et densifier le discours, la mezzo demeure d'une vaillance à toute épreuve et fait entendre une émission large et sonore. Le Melot Raimund Nolte ne marque pas vraiment les esprits, de même que le pilote et le Berger en demi-teintes de Tansel Akzeybek. Hommage doit alors être rendu à l'impact du Chœur du Festival, d'une rigueur et d'une véhémence confondantes de beauté.
L'orchestre de Christian Thielemann fait montre d'une projection et d'un phrasé remarquables, dessinant un écrin sans concession à une narration dramatique. Tout progresse par vagues et dans un tumulte d'une noirceur sans égal. Rendons hommage à cette direction qui fait entendre une maîtrise des équilibres et des effets absolument parfaite.