Sablé accueille Le Caravansérail pour un Rinaldo métaphorique
Créé au Queen’s Theatre de Londres en 1711, Rinaldo fut probablement le plus grand succès de George Friedrich Haendel de son vivant. Le caractère fantastique du livret répondait au goût du public londonien que le jeune compositeur voulait conquérir. Le sujet chevaleresque est emprunté à la poésie héroïque de la Jerusalem délivrée du Tasse (XVIe siècle), mais il s’agissait avant tout d’en mettre plein les yeux au public avec des monstres, des machineries complexes, de la magie, des métamorphoses et de mettre les voix à l’honneur, notamment celles des castrats. S’attaquer à la mise en scène d’un tel opéra est toujours un pari risqué, afin de ne pas le réduire à une succession d’arias virtuoses mais au contraire mettre en avant la variété dramatique et musicale sans en oublier son caractère noble et sérieux.
Au premier niveau, le pari est gagné pour Claire Dancoisne qui renoue avec le merveilleux, le spectaculaire comme moyens essentiels à la compréhension métaphorique de l’œuvre : la bataille des forces obscures contre la Lumière. Les deux armées combattant pour la cité Sainte (contexte de l’œuvre du Tasse) sont évoquées par des marionnettes de soldats en armure faisant référence à l’Opera dei Pupi sicilien, ce théâtre populaire de marionnettes où se racontaient des histoires inspirées de la littérature chevaleresque du Moyen-Âge. De grands animaux mécaniques –poisson monstrueux et dragon ailé crachant de la fumée pour les méchants, cheval à roulettes aux allures de Rossinante désarticulé pour Rinaldo le gentil chevalier– véhiculent les différents protagonistes. De petites marionnettes, actionnées par les chanteurs, relatent le combat de Rinaldo et Goffredo contre les forces du mal. L’arbre magique du troisième acte, ne tenant pas sur la scène trop petite du théâtre de l’Entracte (Sablé-sur-Sarthe), a été remplacé par une pyramide savante d’échelles pour évoquer à la fois la salle du trône de la magicienne Armida et la prison où elle détient Almirena. Créatures hybrides, furies, cerbères sont également très présents et fort bien interprétés par les comédiens Gaëlle Fraysse et Nicolas Cornille. Les costumes imaginés par Elisabeth De Sauverzac sont en parfaite adéquation : armures de chevaliers pour les combattants, costumes extravagants rouges et noirs agrémentés de détails gothiques comme sortis tout droit d’un manga pour les méchants, robe blanche et coiffure hérissée pour la candide Almerina assortie au costume d’indien également blanc pour son amoureux Rinaldo qui ne donne cependant pas un côté très héroïque à ce dernier ! Il faut aussi souligner l’intérêt visuel des éclairages, soit utilisés en clair-obscur, soit en faisceau magnifiant ou grandissant tel ou tel personnage.
Certes, le dispositif est efficace mais il s’épuise assez vite dans un saupoudrage d’effets manquant de densité. Dans les moments de forte émotion, Claire Dancoisne rajoute une touche d’ironie détournant le spectateur de l’affect exprimé intensément. Comme par exemple, cette scène où Rinaldo et Almerina chantent leur amour sous une boule à facettes style disco, accompagnés de deux Hommes-oiseaux imitant des guitaristes de rock, ou encore les comédiens sortant une tronçonneuse, un bidon de kérosène au moment où Armide ordonne la mort d’Almerina. Les rires du public en viennent à laisser penser que l'ensemble a basculé dans un opéra bouffe ou une version parodique (d'autant qu’une partie du livret a été supprimée, notamment ses références religieuses).
Le rôle-titre Rinaldo est interprété par le contre-ténor Paul-Antoine Bénos-Djian, "chouchou" du Festival pour s’être perfectionné au sein du Département Voix baroques de l’Académie de Sablé. Son chant est remarquable de maîtrise pour ce premier grand rôle. La voix est bien projetée, les vocalises sont naturelles et fluides, le vibrato léger, le souffle ne se relâche jamais aussi bien dans les chants élégiaques comme « Cara Sposa » que les airs de grande virtuosité comme « venti, turbini ».
Face à lui, ses ennemis, le sombre Argante et la maléfique Armide. C’est le baryton-basse Thomas Dolié qui prête sa voix pour incarner le premier personnage. Sa voix est bien ancrée, il développe avec puissance un timbre cuivré pour donner la réplique aux trompettes de l’orchestre, ses graves sont émis bas dans la gorge ce qui l’oblige à hacher légèrement ses vocalises dans les passages les plus périlleux. Il possède cependant une belle voix mixte. Sa voix nuancée, réfléchie, son phrasé travaillé tout comme sa présence scénique rendent le personnage de plus en plus humain. Armide est interprétée par Aurore Bucher. Contrairement à Thomas Dolié, elle module très peu sa voix. Certes, elle fait trembler la salle dès ses premiers mots « furie » mais reste sur le même registre de l’exubérance, que ce soit pour exprimer sa soif de conquête, son désir de vengeance ou son dépit amoureux. Son émission manque de rondeur et engendre une certaine agressivité avec des aigus perçants, la rendant crédible dans son rôle de cruelle magicienne.
Sa rivale, la juvénile et émouvante Almirena, est interprétée par la jolie voix de soprano d’Emmanuelle de Negri. Sa voix est bien ancrée, bien projetée, le timbre est clair, le vibrato léger. Attendue dans le fameux « Lascia ch’io pianga », elle choisit une interprétation tout en retenue et pudeur avec un legato très homogène et un souffle bien pensé. Enfin, le rôle du légendaire Godefroy de Bouillon (Goffredo) est tenu par l’alto Lucile Richardot. Sa voix sonore aux graves impressionnants, une projection sans faille, une articulation parfaite permettent d’affirmer un personnage puissant et attachant.
L’Ensemble Le Caravansérail est dirigé par le chef Bertrand Cuiller également claveciniste. La direction est alerte et précise, le chef est attentif à tous. L’écriture riche et inventive de Haendel est illustrée de manière claire, compréhensible, que ce soit la douceur, la poésie ou la violence. Les instruments sont souvent sollicités pour dialoguer avec les chanteurs, selon un schéma dramaturgique typique de l’opéra baroque (trompettes avec Argante, violons avec Almerina).
Le public séduit, ayant retrouvé son âme d’enfant dans cette version éblouissante fait une ovation à l’ensemble de la troupe.