À Montpellier, les Mille et une Mélodies d'Adèle Charvet
Invitation à l’Orient, au lointain, au rêve. Adèle Charvet et Florian Caroubi ouvrent le récital dans l’ailleurs d’une Antiquité grecque érotique et lascive avec les trois Chansons de Bilitis de Claude Debussy écrites sur des poèmes de Pierre Louÿs (qu'il présenta au premier abord comme des écrits de cette poétesse fictive originaire de l'île de Lesbos et contemporaine de Sappho, dupant ses contemporains avant de dévoiler la vérité au grand jour) suivi des Cinq mélodies populaires grecques de Maurice Ravel. Incarnant aux premiers instants une élève tremblante (La Flûte de Pan), la jeune mezzo-soprano de 24 ans (prix de la mélodie au 3e concours Nadia et Lili Boulanger en 2015, présente la saison prochaine à l'Opéra de Bordeaux en Javotte dans Manon sous la direction de Minkowski et en Rosine dans la production du Barbier de Séville par Laurent Pelly) fait d'abord preuve d’une légère pudeur, incarnée aussi bien dans une gestuelle ramassée que par une voix doucement ténue, aux frontières de l’effervescence sur des harmonies diaphanes. Celle-ci s’ouvre progressivement (conjointement à d’amples mouvements de bras) et s’élève, laissant s’épanouir une richesse de timbre dont les différentes facettes apparaissent à propos, soutenues par une projection d’une légère contenance toute adaptée à l’exercice.
D’une voix bien ondulée, la mezzo-soprano déploie une myriade de caractères où resplendissent mille et une nuances avec d’amples et larges fortissimi, des pianissimi aux frontières du mirage, le tout propice à l’évocation. De médiums-graves pris au fond de la gorge et d’une gravité troublante à des aigus parfois lisses et décharnés, parfois bien poitrinés et poussés avec corps, en passant par des médiums ronds et veloutés ou incisifs, elle enchante et surprend son auditoire par une expressivité travaillée jusque dans les moindres détails, accompagnant parfois son propos de légers et sensuels glissandi relevant l’ensemble. Récitant par cœur, balayant du regard le public confiné dans l’obscurité, Adèle Charvet captive l’ouïe et le regard, invite son auditoire à écouter ses récits, ses parenthèses poétiques dont elle se fait la conteuse, et dont elle rend compte par une diction précieuse soignée en toute circonstance et sur l’ensemble de la tessiture, offrant un propos pleinement audible.
Par-delà l'antique Grèce, les subtils et fantasques Poèmes hindous de Maurice Delage où la poésie d’un instant (« Une belle à la taille svelte se promène sous les arbres de la forêt ») se mêle à un retentissement cosmologique (« En ce temps-là fut annoncée la venue de Bouddha sur la terre. »). D’une posture incarnée, mystérieuse, la mezzo réveille les senteurs des parfums, la tiède atmosphère d’un après-midi et la femme nymphatique (réminiscence de Salammbô) d’une sensualité magnétique. Dans les Six poèmes arabes de Louis Aubert, se drapant de sonorités traditionnelles, elle suggère un amoureux Mirage sur les harmonies audacieuses du piano, puis s’enivre en des aigus chatoyants qui précèdent de longues vocalises corsées et phrygiennes sur des vagues d'arpèges (Le vaincu), les médiums entonnés la bouche fermée en un son feutré imitant les glissandi des instruments à cordes arabes. Avec L’Invitation au voyage et La Vie Antérieure de Duparc, la rêverie se tourne vers un ailleurs indéterminé, entre le Spleen et l’Idéal, où les visions mirifiques effleurent la mélancolie inquiète.
À ses côtés, Florian Caroubi est un accompagnateur dévoué dont les traits mélodiques et harmoniques sont d’une sensibilité exquise. Peintre des sons composant lestement avec la résonance (le dernier accord du programme tenu pianissimo en un long point d’orgue jusqu’à un silence encore musique), il installe l’auditoire dans une atmosphère de demi-teintes le temps de quelques notes (l’intervalle de seconde augmentée suggérant ainsi, dès le début du cycle de Louis Aubert, la référence à la musique arabe) puis tire de son instrument des sonorités colorées : accords pleins dans les médiums ou scintillants en arpèges dans les aigus, mélodies doucement soulignées et chantantes, basses rondes et nobles tapissant généreusement l’espace. Parenthèse pianistique, les mystérieuses Cloches à travers les feuilles de Claude Debussy (extrait des Images) sont une véritable leçon d’équilibre, les thèmes, les parties contrapuntiques et les basses correspondant avec harmonie.
En bis, la grâce de la mélodie À Chloris de Reynaldo Hahn portée par un phrasé au legato délicat et aux tenues élégantes, s'estompant en un long descrescendo. Gratuit, réunissant des interprètes de talent aux portes des habitants des communes avoisinant Montpellier, cette invitation au rêve est une heureuse initiative que l’on ne peut que saluer.