Saintes et Haendel soignés avec Cachet
Trop souvent, les interprètes souffrants rechignent à faire une annonce pour en avertir le public, espérant que cela ne se remarquera pas (mais cela se remarque) ! Événement rare et précieux (comme la voix de Deborah Cachet), c'est l'inverse qui se produit pour ce concert en cette belle soirée Saintaise avancée. François Joubert-Caillet, violiste et chef du quintette instrumental L'Achéron annonce que la soprano belge, souffrante a tenu à faire de son mieux. La prestation vocale de Cachet parvient pourtant si bien à transformer ses fragilités en vecteurs expressifs, qu'elle laisserait entier le mystère de sa forme moindre.
Bien entendu, la gêne de la chanteuse est trahie par un élément factuel, à ceci près qu'il n'est pas dans sa voix, mais dans le changement du programme. La fatigue la condamne à couper les cantates, mais cela rend le symbole poignant d'Agrippina condotta a morire (son texte est coupé comme la vie d'Agrippine, condamnée par son propre fils Néron, en effet interrompue avant son terme). La chanteuse abandonne ensuite Armida abbandonata.
Cachet (se) joue de la frontière entre subtilité d'expression et flétrissure de l'instrument : des parties voilées mais d'autant plus expressives, des aigus émoussés, touchants, des vocalises retenues mais invitant à tendre l'oreille. L'intensité n'a pas besoin de l'excès, la douleur fermée vibre dans la mâchoire, l'expression surgit de la voix suave résonant aisément sur les aigus charpentés. La gêne vocale devient la douleur esthétisée de ses personnages tragiques.
D'autant que cet effet associé à la vitalité naturelle de la chanteuse correspond au répertoire, les Cantates de Haendel lui vont fort bien, notamment ses Cantates de jeunesse (composées par Haendel âgé d'une vingtaine d'années lors de l'incontournable voyage en Italie et qui doivent donc rendre les armes d'une jeunesse trop tôt rompue). Deborah Cachet a beau parler en interview de ses débuts lointains, de sa jeunesse passée, elle n'a pas encore trente ans et toujours sa voix (comme son visage) d'ange, mais avec des expressions de tragédienne. C'est bien là que repose le miracle de la tragédie : elle choisit les âmes pures pour les plonger dans les pires tourments. Cela se traduit vocalement par un sourire de vocalises plongeant soudain dans des graves froncés. L'effet est d'autant plus puissant dans la tierce forme des Cantates : outre l'Aria et le Récitatif, la Scena qui en précipite avec génie les différents caractères, la fougue Presto est soudain étranglée par la douleur d'un lento ritenuto. Molto.
Nul besoin de santé insolente pour chanter en récitant, mêler conte et drame, sens et affect, d'autant que les vocalises sont encore agiles et surtout dans l'esprit du phrasé, les longues tenues affinent le vibrato sans amoindrir la ligne. Autant de qualités qui parviennent à installer, à délier dans l'acoustique de l'abbaye ces Cantates italiennes, pourtant composées loin de l'église, pour les salons des mécènes italiens.
Pour accroître les temps de repos de la chanteuse, les instrumentistes proposent davantage d'intermèdes musicaux. Également composés par Haendel, une Sonate en trio déploie son infinie marche cadentielle (enchaînement symétrique de mélodies et d'accords), moins précise lorsqu'elle accélère ; puisant dans les Suites pour clavecin, Yoann Moulin obtient une grande qualité d'écoute par la précision de son jeu délié, ses souples articulations, le tout fondant un son délicat, profitant de résonances abbatiales sans s'y perdre. Outre Haendel, L'Achéron ajoute du Arcangelo Corelli (1653–1713), une Sonate pour violon servant à donner l'ambiance musicale de ce qu'aurait pu entendre Haendel lors de son voyage transalpin.
Deborah Cachet revient par trois fois, surmonte l'affliction pour rendre l'affection, le public ne s'y trompe pas et l'acclame, il obtiendra même un bis : une partie qui avait été coupée dans le programme. L'endurance a certes disparu : il faut bien laisser des preuves de sa véritable gêne passagère et l'envie de la retrouver (son entrée au Jardin des Voix de William Christie l'année prochaine en offrira de nombreuses occasions, à travers le monde et plus près de nous à Versailles pour un Noël Royal).