Saintes s'est Issé haut
Cette résurrection importe, d'abord car Issé est un moment important pour Destouches, mais au-delà, pour la musique classique française. Cherchant un successeur à son cher Lully, le Roi le trouve en la personne d'un jeune compositeur de seulement 25 ans, le 7 octobre 1697, soir de la représentation d'Issé. L'altesse aurait déclaré n'avoir pas ressenti autant de plaisir musical depuis M. de Lully. Cette reconnaissance et cet héritage symbolique deviendront effectifs : Destouches sera nommé inspecteur général de l'Académie royale de Musique en 1713 et même directeur de l'Académie en 1728.
Tout cela, Destouches l'obtient notamment car Issé s'inscrit dans l'auguste sillage de Lully : Issé est lullienne en tant que pastorale héroïque, un genre appartenant à la Tragédie lyrique (les personnages tragiques y sont remplacés par des Dieux et des bergers aux intrigues galantes). Or la Tragédie lyrique est précisément le genre forgé par Lully en son temps pour bâtir à la France une musique nationale, symbolique du pouvoir royal et de la gloire française : mettant la tragédie grecque antique au service de la langue de Molière.
L'œuvre est importante mais le choix du lieu étonne ici. L'abbaye de Saintes ne correspond pas à la dramaturgie de la pastorale héroïque. Celle-ci est un genre de Cour (donc opposé à l'église comme le roi pouvait être en conflit avec le pape). D'autant que les intrigues ne sont pas très catholiques, mettant en musique les amours des mortels et des Dieux païens : ici, Issé aime Apollon qui s'est déguisé en berger Philémon. Surtout dans une intrigue parallèle Doris est séduite par Pan qui lui vante l'infidélité ! Toutefois ces deux caractères ne servent qu'à offrir un contre-exemple au couple finalement modèle et triomphant, passionné et fidèle : Issé et Apollon.
Outre cette raison dramaturgique, la définition même et l'enjeu principal de la tragédie lyrique semblent antinomiques avec l'église. Il s'agit en effet de déployer un théâtre des passions grâce à un récit à l'articulation impeccable. Il faut mettre la noblesse de l'antique au service de la langue française qui pourrait s'estomper dans une acoustique trop réverbérante.
Heureusement la prosodie de qualité offerte par les chanteurs mais aussi par les instrumentistes assure le succès du projet comme en témoigne l'accueil du public et les bravos qui fusent dès la dernière note. La noblesse de l'interprétation s'exprime dès les premières mesures et constamment à l'image du chef Louis-Noël Bestion de Camboulas debout devant son clavecin et dans son gilet cintré, qui impulse avec souplesse un mouvement noble bondissant avec grâce. S'asseyant au clavier, il conserve son application royale tournée cette fois vers son clavecin et les chanteurs : la tragédie lyrique se joue dans ces moments de récits cruciaux pour déployer le génie de la langue française. La noblesse n'interdit pas la richesse de timbre chez Les Surprises, celle des archets filés, la rondeur des vents et surtout l'inoubliable percussionniste qui s'épanouit sans jamais couvrir ses camarades ni saturer l'acoustique. Constamment impliqué, celui-ci devient même fougueux aux castagnettes et possédé par sa machine à vent.
Eugénie Lefebvre, dans sa robe verte comme l'espérance amoureuse, passe du rôle d'Hespéride dans le prologue au rôle-titre dans la tragédie, comme elle passe d'un médium discret à de soudains éclats aigus prolongeant leur intensité striée vers le decrescendo. Cette intensité et ses variations correspondent indéniablement à l'image traditionnelle de la tragédie lyrique, sa prosodie sert l'essentiel du genre : l'intelligibilité du texte. Logiquement et merveilleusement, c'est sur l'accompagnement plus doux et dans la longue lamentation ouvrant l'inoubliable acte IV que son voile vocal dévoile au mieux ses émotions.
Ouvrant la tragédie, Apollon (dans un étonnant costume turquoise) projette la voix fort lyrique et tendue de Martial Pauliat, qui résonne et rebondit sur la pierre au point d'amputer son intelligibilité. Chantal Santon rentre dans une robe si rouge qu'elle semble un costume et avec une mine si décidée qu'elle semblerait presque mise en scène. Elle rappelle toutefois au public qu'il s'agit d'une version de concert en se penchant souvent sur sa partition mais cela ne l'empêche pas d'être expressive, saisissant l'air de ses mains et asseyant son médium. Pourtant, paradoxalement, si ses lignes sont bien articulées, la prosodie est peu compréhensible (elle le serait sans doute davantage si elle se laissait moins couvrir par l'orchestre).
Matthieu Lécroart est Jupiter puis Pan, amant volage. Résolu dans les deux rôles, il ne différencie pas les caractères pourtant distincts comme le sont la foudre et la flûte. Ainsi offre-t-il la constance de son instrument bien accentué, enlevé dans l'articulation grâce au timbre franc. Après Hercule, Étienne Bazola interprète Hylas avec la noblesse de port, de phrasé et de prosodie qui siéent au genre. Son habitude dans ce répertoire s'entend (comme elle peut se constater dans sa lyricographie). Coutumier du baroque français et de l'acoustique de chapelle, il sait voiler le timbre afin de déployer pleinement sa voix sur la résonance.
Les autres solistes s'extraient du chœur de six chanteurs, format idéal pour célébrer les pommes d'or des Hespérides et les fruits de la victoire en cette belle acoustique. Stephen Collardelle a la voix appuyée mais légère comme son personnage du Sommeil. David Witzak a la belle barbe du Grand prêtre de la forêt de Dodone et une voix ronde, glissant un peu sur la justesse dans les aigus sonores.
Le nouveau voyage d'Issé se poursuit à Versailles en octobre (réservations ici).