Lohengrin mêle amertume et douceur à Vienne
Le Lohengrin d’Andreas Homoki est placé dans un petit village de montagne vers 1900, un petit monde, autonome et isolé entre des murs en bois, où les tables et les chaises deviennent des plateaux ou des cachettes, posées différemment selon la tension de la situation dramatique, en collaboration avec les lumières (Franck Evin), les Lederhosen und Dirndl (tenues traditionnelles bavaroises et autrichiennes), ainsi que les chemises de nuit blanches qui marquent le statut des personnages face au pouvoir (décors et costumes sont signés Wolfgang Gussman).
La mise en scène présente le rôle-titre comme un homme faible, voire misérable : c’est Lohengrin qui doit être sauvé par Elsa et non pas l’inverse. Homoki ébranle ainsi les fondements même de l’œuvre (d’ailleurs considérée par Richard Wagner comme le plus triste de ses opéras). Dès le début, l’histoire est colorée par l’impossibilité d’une rédemption émanant de Lohengrin (le fils de Parsifal).
Robert Dean Smith représente l’incarnation parfaite d’un héros affaibli, alors que ses moyens, sa force de persuasion et de réconfort produisent généralement l’effet inverse. Les larmes dans sa voix dominent, comme aussi son désespoir sincère et sa fragilité pitoyable. Or, des moments clé provoquent un changement de cette expression : le réconfort d’Elsa et la victoire dans le duel contre Telramund rendent son timbre pour la première fois plus « classiquement » wagnérien. La question interdite (lui demander son nom) et l’incertitude exprimées par Elsa suscitent en lui la vindicte, la violence et la perte de contrôle jusqu’ici réprimées. La scène finale témoigne d’un héros toujours vulnérable mais davantage confiant en soi, atteignant alors vocalement une apogée de douceur, de plénitude et d’expression touchante.
Plutôt sensible qu’effrayant, Jukka Rasilainen chante Friedrich von Telramund à pleins poumons avec une voix ouverte, arrivant parfois juste au-dessus de l’énorme orchestre. Son jeu conquiert la sympathie, sur le plateau comme dans la salle. Son alternance vocale entre force et nuances, sa caractérisation dramatique et les accents bien calculés de son articulation excellente marquent la grande prestation d’un chanteur qui connaît ses limites et en profite au maximum.
En Ortrud, les spectateurs admirent Elena Zhidkova, élégante, forte et érotique, dont la moindre nuance porte à travers l’orchestre, avec lequel elle se trouve constamment en parfait accord. Quant à ses accents dramatiques, la terreur triomphante et l’intensité de son jeu, ainsi que ce timbre dense et équilibré, des aigus exquis jusqu’aux graves captivants, le rôle semblerait parfois écrit pour elle. Les répercussions de son chant rythmé et manipulateur rendent d'autant plus crédible son impact sur Elsa.
Conformément à la mise en scène, Annette Dasch révèle de nouvelles facettes d’Elsa par son expression sincère, son bon sens pour le drame, et surtout sa voix. D’emblée porteur de son chagrin, son instrument se manifeste comme plus grand que celui de la jeune femme qui cherche à retenir la force intrinsèque pour garder son apparence juvénile, brillante, noble et idyllique. Lors de leur rencontre et malgré ses nombreuses tentatives de résistance, son timbre se rapproche peu à peu de celui d’Ortrud. Annette Dasch refaçonne donc de manière radicale la compréhension du rôle en partageant avec les spectateurs le parcours énorme du rôle, bien qu’elle reste une étrangère, tragique, à la fin comme au début de son parcours.
Le personnage royal n'est pas le principal, mais Günther Groissböck prête à Henri l’oiseleur sa basse sonore, majestueuse et charismatique, de stature comme de voix. Son chant résonne dans toute la salle avec solennité, bienveillance et confrontation, laissant entendre chaque mot à travers toute sa tessiture. Adrian Eröd (son héraut d’armes) effectue toutes les annonces en concurrençant l'immense volume de l’orchestre. Surtout dans le deuxième acte, il est dans son élément avec un baryton dense et une présence autoritaire, avec même noblesse et dignité.
Pour lier toute cette cour, Sebastian Weigle tire des Chœurs et de l’Orchestre du Wiener Staatsoper une étendue sonore infinie, des premières notes presque inaudibles jusqu’aux volumes assourdissants des scènes festives. Les chœurs (préparés par Thomas Lang) montrent une puissance vocale ainsi qu’une douceur frissonnante, une précision ou un désordre tout aussi justes et selon la dramaturgie. Weigle souligne la polyphonie de la partition, parmi différents groupes d’instruments ainsi qu’entre les solistes, dans les musiques parallèles et simultanées autant que dans la saveur douce-amère de l’œuvre, en même temps triste et triomphante, digne et douloureuse. Sont également à noter ses choix de tempi pour les scènes drastiques, la caractérisation d’atmosphères et d’états psychologiques, la transition fluide entre les épisodes dans les subtiles ondulations dynamiques selon le changement du drame. Ainsi, la représentation de Lohengrin à Vienne se révèle-t-elle de manière exemplaire comme l’étroite collaboration entre metteur en scène, solistes, chœurs et fosse d’orchestre.