Elsa Dreisig, ambassadrice estivale du Lied et de la mélodie en Médoc
Si elle s'est déjà fait un nom parmi les amateurs d'opéra, Elsa Dreisig n'en délaisse pas moins l'art subtil du Lied (allemand) et de la mélodie (française). Accompagnée par Karolos Zouganelis dans l'acoustique idéalement intimiste du Château Batailley, la démonstration de sa musicalité se fait intense et virtuose, avec un programme où Schumann côtoie le répertoire français.
On ne dira jamais assez les vertus miraculeuses de la musique. Non content de se faire le relais des palmarès des concours internationaux, Jacques Hubert -et les Estivales en Médoc- sait sélectionner, tel un vigneron des sortilèges sonores, les cépages vocaux qui sauront caresser le goût et les oreilles. Premier prix et prix du public de Neue Stimmen, et deuxième du Reine Sonja à Oslo en 2015, lauréate d'Operalia et Révélation artiste lyrique l'année suivante aux Victoires de la musique, interviewée par Ôlyrix, Elsa Dreisig n'a plus guère de place pour les récompenses au revers de sa veste. Il y a quelques semaines, les parisiens -et nos lecteurs- ont pu l'entendre briller en Lauretta dans la reprise de Gianni Schicchi à Bastille. Mais c'est l'art exigeant du Lied et de la mélodie que la franco-danoise a choisi de servir dans le festival médocain (comme récemment à l'Éléphant Paname).
Contemporain des Dichterliebe (Les Amours du poète), le cycle des Liederkreis également composé par Schumann en 1840, invite à une narration rêveuse. Portée par la partition autant que par les mots, elle n'exige pas nécessairement la compréhension littérale des poèmes, et la soprano, attentive à l'articulation et à la précision -remarquable- de la diction, distille le verbe comme autant d'images offertes au public, même allophone (parlant la même langue). La magie alchimique des couleurs musicales et poétiques produit sans doute ses effets au-delà de l'auditoire (les premières notes du concert coïncident, sans aucun hasard, avec le but d'Umtiti qui conduira l'équipe de France en finale du Mondial de football). La douce mélancolie augurale d'In der Fremde (À l'étranger) est mise en valeur par un souffle délicat, et une coloration homogène sur l'ensemble de la tessiture. L'Intermezzo confirme cet instinct de la retenue juste, galbée avec un naturel évident. Évitant un allant trop expansif, le clavier conduit un Waldgespräch (conversation en forêt) presque nonchalant, qui s'anime dans un climax où le lyrisme de la voix se fait plus puissant que mystérieux. La palpitation intermittente de la valse Die Stille (Le silence) est magnifiée par son équilibre sur l'ensemble des registres.
Très méditatif, Mondnacht (Nuit de lune) s'aventure vers une finesse quasi cristalline. Elsa Dreisig accentue habilement le contraste amorcé par Schöne Fremde (Beau pays étranger). La souplesse de l'émission et l'appréciable définition du médium et des graves, exhalent les échos fantomatiques d'Auf einer Burg (Sur un château), sans artifice. Dans In der Fremde, affleure une humeur badine suivant les imitations de l'écoulement des ruisseaux et du murmure de l'eau, avant l'atmosphère lourde de Wehmut (Mélancolie), remarquablement calibrée, sans emphase inutile. La soliste ignore tout autant le maniérisme, ainsi qu'en témoigne la dramatisation subtile de Zweilicht (Crépuscule), secouée de syncopes. La versatilité expressive d'Elsa Dreisig se confirme avec Im Walde (En forêt), comme dans l'impatience conclusive de la Frühlingsnacht (Nuit de printemps).
La seconde partie de soirée franchit le Rhin pour se consacrer à la mélodie française. Ciselée, comme toutes les pages que Duparc a léguées à la postérité, la Chanson triste séduit par une fluidité et une élégance que la soprano dessine avec un soin inspiré. Elle s'appuie sur les enjambements des vers et ne se refuse pas un crescendo quasi-opératique dans la troisième strophe. Une surprise attend alors l'auditoire. Elsa Dreisig s'adosse à son pianiste, sur le bord de son banc, et prête sa voix à la nonchalance de Barbara, Dis, quand reviendras-tu, dosant avec une minutie instinctive la déclamation et l'enveloppe lyrique. Enchaînant avec Fauré, qu'elle aborde pour la première fois en récital, Les berceaux prolongent cet attrait des lointains et du rivage, sous la forme d'une complainte où s'épanouit la santé du médium. Notre amour et Le secret, sur deux textes d'Armand Sylvestre, dévoilent tour à tour une sensibilité légère et attentive au poids des mots, ponctuellement troublée par la mémoire des rimes.
Quand elle passe à Poulenc, Elsa Dreisig s'installe avec délices dans l'ambiguïté grivoise de Violon, avant la virtuosité lexicale de Montparnasse et du bref Hôtel, d'Apollinaire. En digne œnologue, l'auditoire goûte ensuite la volubilité apprivoisée de trois des Chantefables de Jean Wiener, Le papillon, étourdissant, Le léopard, feutré et félin ronronnant sous l'ivoire noire et blanche, et Le pélican, à l'humour communicatif, qui n'oublie jamais l'intégrité technique. Le dernier trio regroupe Satie, Debussy et Hahn, sous le signe de l'amour. Du premier, Je te veux conjugue rêverie et prudence dans le rythme de valse lente. Du deuxième, L'extase langoureuse se glisse vers un aigu raffiné, quand L'heure exquise (également sur Verlaine) se love dans une homogénéité expressive. En bis, un pot-pourri mêlant deux airs des Trois valses d'Oscar Straus referme une soirée qui célèbre les noces de la convivialité et de l'excellence artistique, avant un verre du château hôte. En cela, Jacques Hubert et les Estivales du Médoc s'y entendent admirablement. Depuis quinze ans, la recette, désormais éprouvée, n'a pas pris une ride, et a comblé les deux cents spectateurs d'une salle pleine, défiant les sirènes du ballon rond.