Puissance et émotion de la Russie au Festival de Colmar avec Eugène Onéguine
Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1897) crée avec grand succès le 29 mars 1879 au Petit Théâtre du Collège impérial de musique de Moscou un opéra d’un genre nouveau, composé de "scènes lyriques" organisées en trois actes et sept tableaux, redécouvrant le roman Eugène Onéguine (1833) d’Alexandre Pouchkine, le fatal destin d’un brillant mais arrogant jeune homme ne voulant suivre que ses propres règles, au risque de violer celles de l’amour et de l’amitié, finissant seul et désespéré.
Directeur artistique du Festival international de Colmar depuis 1989 et chef principal de l’Orchestre national philharmonique de Russie depuis sa création en 2003, Vladimir Spivakov en propose ce soir, en l’Église Saint-Matthieu, une version de concert avec ses moments les plus significatifs. Seuls les quatre principaux protagonistes sont ici interprétés : Eugène Onéguine, son meilleur ami Lensky, la fiancée de celui-ci, Olga, et la sœur de cette dernière, Tatiana. La comédienne Tatiana Spivakova intervient entre chaque scène, avec le naturel et la fraîcheur propres aux conteurs. Outre l’apport bienvenu de ces résumés en français, ces moments offrent des transitions reposantes et fluides.
Le rôle-titre est interprété par le baryton Vasily Ladyuk, plein d’assurance et d’autorité comme son personnage. Son duo final avec la belle Tatiana est rempli d’une formidable intensité musicale et émotionnelle. C’est la soprano Hibla Gerzmava (future Desdemona dans Otello à Paris) qui incarne cette jeune héroïne désespérée et torturée, de sa voix aisément projetée, d’une parfaite homogénéité, avec un sens du discours très cohérent. On peut toutefois regretter que son fameux air de la lettre (Tableau 2, Acte I) soit trop actif –surtout côté orchestre et direction–, d’où une déclaration d’amour qui sonne peu intime. Il semble d’abord que le Lensky du ténor Alexey Neklyudov manque de consonnes et de puissance pour résister à un orchestre parfois dévorant. Il se montre toutefois très vite fort touchant avec de belles intentions, surtout dans les nuances piano, notamment lors du terrible final du premier tableau de l’acte II. Il en fait par la suite merveilleusement preuve dans son magnifique air (Tableau 2, Acte II) où il se montre véritablement émouvant. Sans pathos superflu, il présente le cœur pleurant de Lensky, au point que celui de l’auditeur pourrait aisément l’imiter, grâce à une interprétation sincère et sans heurt, excellemment accompagnée par un orchestre aux couleurs soignées. Le rôle de la jeune Olga est joliment chanté par la mezzo-soprano Polina Shamaeva, au timbre rond, qui gagnerait sans doute à déployer davantage de puissance pour s’affirmer véritablement.
L’acoustique de l’Église Saint-Matthieu est fort agréable pour le son de l’orchestre du NPR, et son homogénéité –surtout des cordes–, la précision, la rondeur de son et la puissance sonore comme des intentions colorées plus douces (cela est un peu moins vrai pour les voix). L’excellente direction s'y déploie, souple, aux impulsions énergiques et avec justesse, par des indications de départs à la fois précises et confiantes. L'équilibre des instruments avec les voix n'est cependant pas idéal : un tel ensemble instrumental aurait certainement été parfait en fosse. Grâce à l’attention et aux indications du chef, l’équilibre s’améliore cependant nettement au fil de la soirée, même si les vents, dans leur plaisir à chanter leurs beaux contre-chants, ne restent pas en retrait par rapport aux solistes.
Enfin, si la valse du premier tableau de l’acte II manque d’enthousiasme pour emporter l’auditeur, c’est lors de la majestueuse et tourbillonnante Polonaise qui ouvre l’acte III que les musiciens (et leur chef) paraissent prendre un véritable plaisir. Cela s’entend évidemment, cela se communique au public et celui-ci salue les artistes chaleureusement, leur offrant l’honneur d'une standing ovation.