La Périchole à Montpellier sous le signe de Bacchus
« Je suis grise » entonne une Aude Extrémo titubante d’ivresse, avant de prendre d’assaut la place de Marc Minkowski pour lui soutirer sa baguette et diriger les dernières mesures de son air. Efficace et ingénieuse, la mise en espace de La Périchole d'Offenbach proposée par Roman Gilbert au Festival Radio France Occitanie Montpellier fait fi de l’absence de décor, exploite chaque recoin et jouit de la présence sur scène des Musiciens du Louvre et des Chœurs de l’Opéra de Bordeaux pour créer une symbiose pleine d’esprit et d’humour entre solistes, choristes et instrumentistes. Dès les premières mesures de l’ouverture, le dirigeant du Pérou (incarné par Romain Dayez) vient chercher les choristes dans le public et les amener sur scène pour le tonitruant « Du vice-roi c’est aujourd’hui la fête, Célébrons-la ». Par la suite, ces interactions sont habilement mises au service du texte pour offrir des passages délicieusement sémillants. Ainsi, alors que la Périchole va être mariée et que le Vice-roi du Pérou met en valeur son caractère « distingué », elle apparaît au fond de la scène une bouteille de vin à la main, s’approchant des contrebasses auxquelles elle offre l’élixir de Bacchus. Le devant de la scène offre suffisamment d’espace aux interprètes pour le bon déroulement de l'intrigue, suggérant à l'auditoire par des indices (tenues, accessoires) qui stimulent l'imagination, aussi bien le cabaret des Trois Cousines, la salle d’été dans le palais du Vice-roi ou le cachot des maris récalcitrants.
Le couple Périchole—Piquillo est complice sans atteindre l’osmose. Aude Extrémo est une Périchole pétillante, alliant beauté physique, sens du jeu théâtral et une voix délicieusement couverte dont elle sait à merveille moduler le timbre et la dynamique. Vêtue d’une robe et d’une étole noires (remplacées au début de l’Acte II par une robe en mousseline, à laquelle s’ajoutent un diadème et un collier), c'est une beauté fatale que Piquillo surveille lorsque celle-ci fait la quête auprès d'hommes. Chaque air est interprété avec une grande justesse. Écrivant une lettre d’adieu à son amant (« Ô mon cher amant »), elle alterne entre de longues lignes bien legati et des syllabes plus saccadées avec un léger rubato (mesure assouplie), puis achève sa lettre d’une voix épuisée, incarnée par des graves frissonnants. De même, après un « Mon Dieu ! que les hommes sont bêtes ! » vivifiant et sarcastique, elle délivre à son amant un « Je t’adore, Brigand » dévoué, d’abord sonore, puis en un suave et effervescent piano qui s’ouvre sur des aigus assurés, conservant son beau grain de voix de mezzo. Sensible et mutine, elle porte parfois en elle des réminiscences de Carmen, notamment dans les résonances espagnoles de la chanson « L’Espagnol et la jeune Indienne. »
Philippe Talbot (Lindoro en concert il y a peu dans L'Italienne à Alger à Versailles) est un Piquillo incarné avec âme (et corps, tel le vin avec lequel il altère sa conscience jusqu’à ne plus reconnaître La Périchole à son mariage). Chanteur des rues vêtu d’un costard noir et d’une chemise blanche, il enjoint le chef à conduire sa chanson « L’Espagnol et la jeune indienne » puis passe parmi les musiciens pour obtenir une quête dont il ne tire le fruit. Claire et limpide (comme le propos qu’il déploie, audible dans l’ensemble), la voix manque toutefois de projection, en particulier dans les bas médiums et les graves qu’il peine à rendre avec caractère dans les passages qui en nécessitent (« Je sais, coquine, que c’est vous la maîtresse du roi »). Malgré tout, poussés, les aigus demeurent brillants, justes et d’une belle clarté.
Face aux deux amants, déguisé d’une cape sous laquelle il paraît en robe de chambre à motifs, Alexandre Duhamel incarne le Vice-roi du Pérou avec une belle prestance et un généreux sens de la comédie (les états d’âme du personnage justement exagérés pour provoquer un effet comique, sans tomber dans le sur-jeu). D’abord prédateur aux pas félins puis amant foudroyé par la beauté de la Périchole (se jetant littéralement par terre avant d’invoquer un « C’est ce que les poètes appellent le coup de foudre ! »), il offre une voix très bien projetée et aisément compréhensible, aussi bien dans les passages parlés que chantés. La voix est pleine d’assurance, avec de beaux graves boisés et une agilité certaine dans les passages véloces qui l’amènent en des médiums bien ouverts.
Éric Huchet (Don Miguel de Panatellas) et Romain Dayez (Don Pedros de Hinoyosa) forment une paire de complices, inséparables et assortis, accordés dans leurs duos comme dans leurs mimiques (jusqu’aux salutations, où l’un passe devant l’autre pour être la vedette, pantomime digne des grands duos clownesques), l’un vêtu d’une veste noire sous laquelle détonne une chemise verte, le second habillé d’une chemise bleue pimpante. Très comédiens, ils ne lésinent pas sur les exagérations, dont ils font profiter l’auditoire avec un plaisir communicatif. Les voix sont franches dans l’énonciation, projetant aisément, avec ce qu’il faut de caractère pour balancer entre la crédibilité de leur personnage et leurs propos parfois souriants. La clarté du ténor et la rondeur des médiums du baryton s’associent en des duos réussis et complices (« Les maris courbaient la tête »).
Olivia Doray, Julie Pasturaud et Mélodie Ruvio sont trois cousines délicieusement taquines, aux gestuelles coordonnées dans les passages parlés, alors que les voix (soprano, mezzo, contralto) offrent des trios harmonieux, l’extravagance des gestes s’incarnant dans des chants souples aux traits parfois forcés. L’alto Adriana Bignagni Lesca les rejoint par la suite à l’Acte II de sa voix ample au beau timbre ombragé d’alto pour former un quatuor de voix railleuses contre le couple d’amants. Chez les notaires (également ivres pour procéder au mariage), Enguerrand de Hys couvre sa voix d’un air nasillard qui s’allie à merveille avec son état. Son collègue tout aussi mûr François Pardailhé pousse la voix en des lignes claires aux « r » bien roulés, puis devient le vieux prisonnier fou, vêtu d’une marinière déchirée.
Concentré et attentif à la direction du chef, le Chœur de l’Opéra de Bordeaux porte le spectacle par une redoutable homogénéité et une belle énergie, offrant des passages pleins et sonores (malgré la disposition peu évidente pour les chanteurs, les femmes sur la gauche et les hommes à droite). Le dialogue entre le chœur d’hommes et Piquillo, entonné a cappella, est d’une minutie remarquable. Généreuse et communicative, la direction de Marc Minkowski transmet avec bonheur l’esprit de l’ouvrage, dont il fait résonner aussi bien la fougue (avec des ouvertures magistrales), les nombreux mouvements valsés (bien rythmés, chantant et souples) et le lyrisme de certaines pages (le thème de la lettre de La Périchole à son amant, repris par un violon chantant a piacere, c'est-à-dire à volonté).
Présentée en version concert au Festival de Salzbourg en mai dernier (avec Aude Extrémo dans le rôle-titre, Benjamin Bernheim en Piquillo et Laurent Alvaro en Don Andrès de Ribeira), la production sera mise en scène à l’Opéra de Bordeaux cette saison avec la même distribution (exceptée le Piquillo de Stanislas de Barbeyrac et le Don Pedros de Hinoyosa de Marc Mauillon). Une production à suivre !